Sunday, August 31, 2008

Citation du 1er septembre 2008


Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent.

Rousseau – Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes

Voici une citation pour tous ceux qui se demandent comment acquérir (ou enseigner) la vertu.

Ou si vous préférerez : comment faire pour que les valeurs morales soient enfin respectées.

Comme vous le constatez, Rousseau est le philosophe qui se méfie de la raison et des raisonnements. Sa morale n’est donc pas une morale « rationnelle » – comme le sera celle de Kant – mais une morale du sentiment. Inutile de démontrer par A plus B qu’il ne faut pas faire aux autres ce qu’on ne veut pas subir soi-même, ni d’expliquer qu’on doit respecter son voisin, même si son chien nous embête. Non, seule la pitié devant l’injustice et la misère, seul le bonheur qui récompense la bonne action, peuvent nous pousser à agir moralement.

Et même, Rousseau va plus loin : seuls ces sentiments peuvent nous amener à vivre simplement en bonne intelligence avec les autres; car le besoin que nous avons de leur aide serait insuffisant avec toute cette haine et cette méchanceté qui ont été coulées dans nos cœurs par la société corrompue.

Et nous ? Voyez un peu ce qui marche quand on veut obtenir quelque chose de votre générosité : voyez le Téléthon avec ces pauvres enfants dans leur fauteuils de paralytiques, qu’on pousse sur le devant de la scène, là, juste devant les caméras. Ne sont-ils pas attendrissants ?

– Comment ne pas devenir misanthrope après ça ? Rousseau en tout cas l’est devenu (il est vrai qu’il était un peu fêlé à ce moment là). Mais nous, qui venons après tant de guerres et tant de paix, nous savons que l’histoire de l’humanité n’est pas celle d’une corruption, parce qu’il n’y a pas d’histoire du tout. Du moins pas d’histoire de l’homme même s’il y a une histoire des hommes.

En nous le bon et le mauvais cohabitent, et ce Janus à deux faces, c’est à Freud qu’est revenu le mérite de le dévoiler.

Saturday, August 30, 2008

Citation du 31 août 2008

Moral des ménages 3
(Pour soutenir le moral des ménages dont dépend l’expansion économique et donc le bien être de tous, La Citation du jour offre à ses lecteurs quelques messages optimistes pour cette rentrée)

« Comment réussir n'importe quoi sans la bonne humeur ? »... Quelqu'un qui me touche de près, et que j'admire, répète aussi : « Les pauvres eux-mêmes devraient demander l'aumône en plaisantant, afin de ne pas attrister les riches. Ils feraient des recettes beaucoup plus belles. »
Léon Daudet –Souvenirs

Avez-vous observé la stratégie des mendiants ? Elle est très instructive, parce qu’un mendiant d’aujourd’hui ne doit pas apitoyer, mais il doit plaire.
Comment cela ? Léon Daudet répond : Il ne doit pas attrister les riches, il doit demander l'aumône en plaisantant.
Si donc vous voulez séduire, sachez faire rire. Madame, si vous avez des difficultés à payer vos impôts, allez voir votre percepteur ; mais inutile de venir avec une ribambelle de gamins mal habillés. Soyez un peu séduisante, plaisantez-le sur la photo de ses enfants qui orne forcément son bureau, déridez-le avec les aventures à la suite des quelles vous avez dû vider votre compte en banque pour vous racheter une nouvelle voiture…
Alors, vous allez me dire que vous ne pouvez pas faire rire les autres quand vous avez envie de pleurer vous-même…
Mais, pourquoi croyez-vous que j’aie pris la peine de recopier cette citation de Daudet ? Si les mendiants eux-mêmes arrivent à faire rire, ne croyez-vous pas qu’en même temps ils ont encore plus envie de pleurer (ou de vous étriper ? Oui, peut-être aussi…) ?
Entraînez-vous donc, faites des exercices avec les copines, je suis sûr que vous allez y arriver.
Et du coup, ça va mieux, hein ?

Friday, August 29, 2008

Citation du 30 août 2008

Moral des ménages 2

(Pour soutenir le moral des ménages dont dépend l’expansion économique et donc le bien être de tous, La Citation du jour offre à ses lecteurs quelques messages optimistes pour cette rentrée)

Un gai compagnon dans un voyage à pied vaut un carrosse.
Goethe – Maximes et réflexions

Ah !... Le jogging du dimanche matin, le tour du lac fait et refait avec les écouteurs dans les oreilles et les fringues Décathlon …Seulement, courir ou pédaler, c’et un peu monotone. L’esprit vaque et fabrique toutes sortes d’idées pas toujours intéressantes. On n’est pas tous des philosophes à méditer en marchant, et le temps finit par paraître bien long.
Partageons nos efforts avec un compagnon de transpiration, mais n’oublions pas de bien le choisir : un gai compagnon dans un voyage à pied vaut un carrosse.
Hé bien, songez donc que cette maxime vaut également pour bien des évènements de la vie quotidienne.
- Un dimanche d’hiver avec le roastbeef-purée de la belle-mère ? Votre gai compagnon va vous aider à franchir l’obstacle, pendant que vous allez faire la vaisselle, c’est lui qui va animer le débat sur la Star’Ac et les mérites de Bertrand, le méchant viré la semaine dernière du Château.
- Le bureau, la machine à café, le réfectoire… Pas de déprime ! Christian, le livreur est là avec ses blagounettes qu’il accompagne d’un rire vraiment communicatif. La journée va passer comme un charme.
- Et vous Christelle, le collègue de la comptabilité, avec ses œillades complices, sa façon de se faufiler juste derrière vous quand vous êtes à la photocopieuse (c’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de place..), ça vous remonte pas un tout petit peu le moral ?
Ça vous rajeunit n’est-ce pas… Ce n’est pas la durée du voyage qui compte, mais ce qu’on voit par la fenêtre…

Thursday, August 28, 2008

Citation du 29 août 2008

Moral des ménages 1

(Pour soutenir le moral des ménages dont dépend l’expansion économique et donc le bien être de tous, La Citation du jour offre à ses lecteurs quelques messages optimistes pour cette rentrée)

Voici une petite pluie ; vous êtes dans la rue, vous ouvrez votre parapluie ; c'est assez. À quoi bon dire : "Encore cette sale pluie !" ; cela ne leur fait rien du tout aux gouttes d'eau, ni au nuage, ni au vent. Pourquoi ne dites-vous pas aussi bien : "Oh ! la bonne petite pluie !" Je vous entends, cela ne fera rien du tout aux gouttes d'eau ; c'est vrai ; mais cela vous sera bon à vous ; tout votre corps se secouera et véritablement s'échauffera, car tel est l'effet du plus petit mouvement de joie ; et vous voilà comme il faut être pour recevoir la pluie sans prendre un rhume.
Alain – Propos

Voilà la rentée, c’est pas la joie. Le moral est en berne, et pas seulement celui des ménages considérant leur bourse plate. Un je-ne-sais-quoi de mélancolie vous gagne, et vous vous dites : il y a sûrement quelqu’un qui pourra m’aider.
- Tiens justement, Alain : ce type a écrit des Propos sur le bonheur. Il y a sûrement quelque chose pour moi là-dedans.
Et Alain vous dit « Au lieu de dire "Encore cette sale pluie !", dites "Oh ! la bonne petite pluie !"…
Vous allez jeter le bouquin par la fenêtre en lui disant « Vas voir toi-même ! »
Rendez-vous compte : un philosophe respecté, agrégé et tout, qui a publié des tonnes de bouquins et qui en a vendu des milles et des cents. S’il ne trouve rien de mieux à nous dire, c’est sans espoir.
Bon, c’est vrai que ce n’est pas futé. Mais il faut dire qu’Alain rédigeait ses Propos au jour le jour, comme une chronique et moi qui vous cause, je sais que ce n’est pas facile tous les jours. Et puis le fond de sa pensée va tout de même un peu au-delà.
Parce que, ce que vous dit Alain, c’est : ne croyez pas aux raison que vous vous donnez pour être de mauvaise humeur. Elles sont toutes fausses, parce que la mauvaise humeur vient des dispositions de votre corps. Si la pluie vous met de mauvaise humeur, c’est que vous avez froid aux pieds. Si votre parapluie ne fuit pas, et que malgré tout vous n’êtes pas à prendre avec des pincettes, alors c’est qu’une mauvaise digestion vous donne des aigreurs d’estomacs et des frissons partout.

--> La mauvaise humeur est un phénomène psychosomatique réversible : on peut en agissant sur le corps agir sur l’état d’esprit.
La solution ? Trouvez une bonne raison pour mieux disposer votre corps. Respirez un bon coup et puis pensez à des choses que vont vous détendre d’abord et vous mettre en joie ensuite. Par exemple que vous allez rencontrer vos amis oubliés depuis le début des vacances, et que vous allez leur raconter un tas de choses passionnantes. Et puis vous allez enfin connaître la suite des aventures sentimentales de l’hôtesse d’accueil.
Si vraiment ça ne marche pas, rappelez-vous qu’il vous reste à découvrir La citation du jour de demain.

Wednesday, August 27, 2008

Citation du 28 août 2008

La valeur d'un hasard est égale à son degré d'improbabilité.

Milan Kundera - L’immortalité

- C’est quoi le degré d’improbabilité ?

- C’est le rapport entre les chances de gains et le risque de perte.

Par exemple : Je tire à pile ou face : j’ai une chance sur deux. Je tire une boule du Loto : j’ai une chance sur 49.

Mais dans les deux cas, seul le hasard a tranché.

- Il y a quelque chose de plus que la sèche évaluation mathématique dans la citation de Kundera. Ce que veut dire Kundera, c’est que la valeur du hasard est proportionnelle à la crainte ou à l’espoir : que j’aie une chance infime de gagner, si le hasard m’aide à le faire, c’est le bonheur. Bien sûr l’inverse est également vrai, même si la déception de l’échec dû à la malchance est rarement conçue comme « valeur du hasard »

On dira que le hasard n’a en lui-même aucune valeur, qu’il n’est rien, pas même une cause – surtout pas une cause (1). D’ailleurs, existe-t-il vraiment ? Je ne veux pas dire que c’est le Destin qui décide de tout, et que le terme de hasard ne recouvre qu’une ignorance.

Je veux dire que même en mathématiques il est bien difficile de démontrer qu’une suite de nombre est aléatoire : prenez la suite des chiffre du nombre pi : qu’est-ce qui vous dit qu’en poursuivant le calcul au-delà des limites actuellement atteintes, on ne trouverait pas une série donnant rétroactivement la clef de la série des chiffes dans le nombre déjà connu ?

Alors, disons que le hasard existe, mais qu’il est la plupart du temps lié à la décision subjective de l’observateur, et cela surtout s’il est défini comme ayant de la valeur.

Ainsi, dès que je sors de chez moi, je croise dans la rue des quantités de gens. Ces hasards, dont certains sont très improbables (des gens de passage dans ma rue suite à une erreur de G.P.S. par exemple), n’ont aucune valeur pour moi. Mais que le même hasard me fasse rencontrer une personne amie que je n’ai pas vue depuis des lustres, et je tomberai à la renverse devant cette chance incroyable… Seules les montagnes ne se rencontrent pas, dirai-je alors…

(1) Dans la classification aristotélicienne, même si on admet le hasard comme cause efficiente, on dira bien sûr qu’il n’est pas une cause formelle.

Tuesday, August 26, 2008

Citation du 27 août 2008

On a tous tendance à voir dans la force un coupable et dans la faiblesse une innocente victime.

Milan Kundera- L’insoutenable légèreté de l’être

Cette remarque de Kundera semble frappée au coin du bon sens : oui, on le reconnaît facilement, le droit du plus faible semble bien être l’aune à la quelle mesurer le degré d’évolution du droit, et le justicier sur son cheval blanc vole toujours au secours de la veuve et de l’orphelin.

Et puis on se dit que Kundera a une idée derrière la tête : ne veut-il pas suggérer que cette tendance est en réalité un préjugé, et que le faible pourrait bien ne pas être aussi innocent qu’il y paraît ? Pourquoi en effet la force serait elle coupable, dès lors qu’elle est simplement force, et la faiblesse simplement innocence ? Lors qu’on commence une enquête après un meurtre, on dit bien qu’aucune piste n’est privilégiée ; le plus faible témoin est aussi suspect que le plus fort.

Enfin, on se dit qu’il y a quelque chose qui cloche. Kundera fait comme si la force et la faiblesse étaient des valeurs absolues : qu’il y ait un seul homme sur terre, on pourrait encore dire qu’il est fort ou faible (1). Pour ma part, je ferais mienne plutôt la thèse de Rousseau : il n’y a que des hommes plus forts que d’autres, et des hommes qui leur sont plus faibles.

Dans ce cas, plutôt que de parler de fort et de faible, il vaudrait mieux parler de vainqueur et de vaincus. Et peut-être alors devrait-on en effet secourir les vaincus, quel que soient leur responsabilité dans leur échec ? Après la bataille, la Croix Rouge secoure tous les blessés quelque soit leur camps.

Dernière réticence : que devrait-on dire de David en face de Goliath ? N’est-ce pas justement le plus faible qui l’emporte sur le plus fort ?

--> C’est qu’en réalité, il y a plusieurs niveaux de confrontation, et que l’un de ceux-ci sera seul déterminant : dans le combat rapproché, David était vaincu à coup sûr ; dans le combat à moyenne distance, il avait l’arme pour gagner : c’est elle qui le rendit plus fort que Goliath, qui n’avait que ses poings.

Le voyou qui attaque à l’arme blanche se fait étendre par le policier qui a un P.38 ; personne ne s’en étonne.

(1) Il est vrai qu’il y serait encouragé par des gens comme Nietzsche ; mais le contexte philosophique de l’Insoutenable légèreté de l’être est si je me rappelle bien plutôt du côté des présocratiques. Encore que des présocratiques à Nietzsche, il n’y ait pas des kilomètres.

Monday, August 25, 2008

Citation du 26 août 2008

Humbles et puissants sont égaux tant que dure leur sommeil.

Lope De Vega – Cancion

Si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu’il serait artisan.

Pascal – Les Pensées (Fragment 662 ed. Le Guern)
(Voir aussi post du 19 avril 2006)

On dit que tous les hommes sont égaux devant la mort. Il faudrait ajouter : devant le sommeil aussi.

Il est facile de dire que le sommeil, abolition de la conscience est comme une mort provisoire, ce qui ramènerait ce cas au précédent. Non, il est plus intéressant de considérer le sommeil comme le lieu où se déploie le rêve, le rêve qui permet à chacun de vivre l’intégralité de ses désirs.

Comme on le voit dans notre citation, Pascal avait déjà souligné l’équivalence entre la veille et le sommeil : entre le bonheur vécu en réalité et le bonheur vécu en rêve, il n’y a aucune différence, si ce n’est la durée (…la vie est un songe un peu moins inconsistant dit-il un peu plus loin).

Pourtant, il faut ajouter que le rêve nous apporte autant – sinon plus – de cauchemars que de rêves heureux. Si Macbeth avait existé réellement, avec ses terreurs et ses obsessions, qui nous dit qu’elles auraient été différentes des effroyables horreurs vécues en rêve par chacun d’entre nous ?

… Horreur, malheur, bonheur, amour et peines… Le rêve peut l’emporter sur la réalité dans tous ces domaines. Mais il ne le peut dès qu’il s’agit de posséder : là, la réalité seule peut donner satisfaction, et croire qu’elle n’est rien de plus que le rêve, c’est croire que la possession n’apporte rien de plus que le sentiment qui l’accompagne. (1)

Entre la femme étreinte en rêve et la femme étreinte en réalité, il y a tout de même une petite différence : la femme réelle, et elle seule peut me faire ce que je n’aurais jamais imaginé…

Imaginé quoi ? No comment

Sunday, August 24, 2008

Citation du 25 août 2008

L'homme est devenu trop puissant pour se permettre de jouer avec le mal. L'excès de sa force le condamne à la vertu.

Jean Rostand – Inquiétudes d'un biologiste

Il en est des peurs comme de tout le reste : on oublie les anciennes pour ne retenir que les nouvelles : il y a une histoire de la peur.

On sait que la guerre froide n’est restée froide qu’en raison des menaces de destruction qu’un conflit nucléaire faisait porter sur chacun des belligérants : l’homme est en effet devenu trop puissant pour se permettre de jouer avec ça.

Dans les années 60, on tremblait de peur de voir éclater la 3ème guerre mondiale. Les films de survivants montraient la planète ravagée par un tel conflit, et une humanité résiduelle s’efforçant de survivre. La peur engendrant la vertu, on était pacifistes, peace and love, etc.

Mais contrairement à Rostand – qui du reste devait ironiser – j’ai toujours cru que la vertu ne serait pas au rendez-vous et qu’on préférerait encore renoncer à l’arme nucléaire plutôt que de renoncer à la guerre.

Aujourd’hui, on tremble pour la survie des ours blancs et pour l’avenir de nos automobiles, comme si notre puissance devenue trop grande pour ne menacer que l’espèce humaine devait à présent menacer aussi la nature entière.

Cela nous suffira-t-il pour nous donner une image de notre puissance ? Ne faudrait-il pas encore plus ?

Hé bien, nous y sommes : le L.H.C. accélérateur de particules récemment mis en service par le Cern, a été soupçonné de créer un trou noir susceptible d’avaler notre terre puis notre système solaire, puis la galaxie, puis… Au point qu’un américain a porté plainte devant une juridiction de son pays pour demander l’interdiction de sa mise en route.



Pourtant… regardez comme il est beau !

Saturday, August 23, 2008

Citation du 24 août 2008

L'oubli est un puissant instrument d'adaptation à la réalité parce qu'il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle.

Marcel Proust – A la recherche du temps perdu

On est très injuste avec l’oubli ; on en fait un défaut, lié à l’inattention ou à la pathologie du cerveau ; pire encore : on en fait parfois un vice, qui doit être combattu comme en témoigne le devoir de mémoire. Tout juste admettons nous que l’oubli soit une condition utile pour décharger une mémoire saturée, un peu comme on appuie sur la touche delete de l’ordinateur quand le disque dur est trop plein.

Or, on doit aussi admettre qu’il y a une « dialectique du réel » grâce à l’oubli : il nous permet de couper les liens avec la réalité – une certaine réalité – pour mieux la retrouver ailleurs. Si vous voulez un exemple, l’oubli de la mort d’un être cher, oubli issu du travail de deuil, est la condition indispensable pour que « la vie continue ». Nous sommes sans cesse déchirés par le culte du passé et l’appétit d’avenir. La ligne de partage qui sépare les deux, c’est la ligne de la vie ; le passé est mort, et s’il survit c’est justement par le fait de la mémoire. La mémoire introduit la mort dans la vie, elle la mortifie : par elle, le mort saisit le vif (qu’on me permette de jouer un peu avec le sens usuel de cette devise).

Certes, l’oubli permanent est pourtant un handicap pour l’action : celui qui ne retiendrait rien de l’expérience passée serait exposé à refaire sans cesse les mêmes erreurs. Mais justement, ce souvenir réactivé par l’action présente, cesse d’être un souvenir pour redevenir du présent. Il appartient comme le dit Bergson à la mémoire habitude, qui n’est pas datée.

Je dirai pour conclure qu’il est un autre cas où l’oubli est néfaste pour l’action : c’est l’oubli du projet, l’oubli de la promesse faite à soi-même ou aux autres.

Bref, c’est l’oubli de l’avenir.

Friday, August 22, 2008

Citation du 23 août 2008

Crainte et intelligence. - Si ce que l'on affirme maintenant expressément est vrai, qu'il ne faut pas chercher dans la lumière la cause du pigment noir de la peau : ce phénomène pourrait peut-être rester le dernier effet de fréquents accès de rage accumulés pendant des siècles (et d'afflux de sang sous la peau) ? Tandis que, chez d'autres races plus intelligentes, le phénomène de pâleur et de frayeur, tout aussi fréquent, aurait fini par produire la couleur blanche de la peau ? - Car le degré de crainte est une mesure de l'intelligence : et le fait de s'abandonner souvent à une colère aveugle est le signe que l'animalité est encore toute proche et voudrait de nouveau prévaloir, - gris-brun, ce serait peut-être là la couleur primitive de l'homme, - quelque chose qui tient du singe et de l'ours, comme de juste.

Friedrich Nietzsche - Aurore. 1881

D’où viennent les races ? Les caractéristiques héréditaires qui les distinguent ont-elles une explication ? Ont-elles une fonction ?

Nietzsche répond : chez les noirs, la peau est ainsi colorée par l’afflux du sang sous la peau. Thèse courante, un siècle plus tôt Kant disait la même chose (1), et je suppose qu’il n’était pas le seul.

Mais ce qui est plus original – plus « nietzschéen », c’est le rapport entre la crainte et l’intelligence, et l’idée que la colère soit diamétralement opposée à la crainte.

Si en effet on passe sur le jugement dépréciatif de Nietzsche sur l’intelligence des noirs (2) (jugement tellement tenace que jusqu’à aujourd’hui les élites africaines ont dû se barder de diplômes et de doctorats pour compenser – et même surcompenser – cette idée), alors on a ici un véritable inventaire des idées de Nietzsche :

- d’abord relation entre la couleur de la peau et le degré d’évolution ;

- en suite, relation entre les passions et l’intelligence ;

- enfin l’idée que l’espèce humaine issue d’une variété animale, s’est arrachée à l’animalité en accédant à la frayeur – c'est-à-dire à la conscience de sa situation dans le monde.

Voilà : même s’il n’y avait que cette dernière idée, ça vaudrait le coup de lire le reste du livre pour y parvenir.

(1) Kant – Définition du concept de race in La philosophie de l’histoire.
Selon Kant, le rôle de la peau est de déphlogistiquer (phlogistique = substance apportant la chaleur) le sang, et en Afrique, il y a beaucoup de phlogistique dans l’air qui passe dans le sang par l’intermédiaire des poumons. La couleur noire de la peau des africains s’explique donc par les résidus sanguins qui y restent.

(2) Je comprends parfaitement qu’on jette le livre au feu en lisant de pareilles choses. Mais c’est un peu dommage, parce qu’on jette aussi tout ce qui suit.

Thursday, August 21, 2008

Citation du 22 août 2008

Être profond et sembler profond. - Celui qui se sait profond s'efforce d'être clair ; celui qui voudrait sembler profond à la foule s'efforce d'être obscur. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut pas voir le fond…

Friedrich Nietzsche – Le Gai Savoir. (1882-1887)

La profondeur et l'eau trouble. - Le public confond facilement celui qui pêche en eau trouble avec celui qui puise en eau profonde.

Friedrich Nietzsche – Humain, trop humain. (1878-1879)

Hier nous disions que la clarté est en contradiction avec la profondeur. Aujourd’hui, nous corrigerons quelque peu le tir, en disant avec Nietzsche que la véritable profondeur n’a pas peur de la clarté.

En réalité, Nietzsche dit seulement « Celui qui se sait profond s'efforce d'être clair » : ce qui ne veut pas dire qu’il y parvient tout à fait. Je dirai pour ma part que je partage avec Nietzsche – du moins le Nietzsche de cette citation – l’idée que l’on doit pouvoir partager ses vues avec les autres, et donc qu’on doit être compréhensible.

--> C’est le statut de l’obscurité qui est en cause ici. Soit un texte bien obscur : Mallarmé ou Lacan ou Heidegger feraient l’affaire.

De deux choses l’une :

- ou bien ils ont troublé leur eau pour qu’elle paraisse profonde (paraphrase de la formule de Nietzsche)

- ou bien ils ont voulu montrer que la compréhension facile de leur texte le fausserait et qu’il faut chercher plus loin pour les comprendre (un peu comme le maître qui parle par énigme pour que le disciple réfléchisse un peu avant de conclure).

Car enfin, si on pouvait « le » dire, pourquoi ne l’ont-ils pas dit ? Parce qu’on ne peut pas tout dire ? C’est l’idée que nous avions dégagé hier. Mais je crois qu’on peut aussi penser que la place doit être laissée à l’interprétation personnelle. Il faut que le lecteur implique sa pensée personnelle dans la pensée qui se forme au cours de la lecture.

Alors, bien sûr, ce n’est sûrement pas le fait de la science « dure », qui n’implique pas la personne humaine dans ses découvertes (1).

Mais c’est le cas de toutes les sciences « molles » : en réalité elles sont dures avec la responsabilité des hommes.

(1) C’est comme ça que Kant disait que Newton n’étai pas un génie parce que quiconque avait connaissance de ses découvertes pouvait refaire tout le chemin qu’il avait parcouru, alors qu’on ne peut refaire ce qu’un artiste a déjà fait.

Wednesday, August 20, 2008

Citation du 21 août 2008

En fait d'exposition d'idées, il est un certain point de clarté au-delà duquel toute idée perd nécessairement de sa force ou de sa délicatesse. Ce point de clarté est, aux idées, ce qu'est, à certains objets, le point de distance auquel ils doivent être regardés, pour qu'ils offrent leurs beautés attachées à cette distance. Si vous approchez trop de ces objets, vous croyez l'objet rendu plus net ; il n'est rendu que plus grossier. Un auteur va-t-il au-delà du point de clarté qui convient à ses idées, il croit les rendre plus claires ; il se trompe, il prend un sens diminué pour un sens plus net.

Marivaux / Pensées sur différents sujets (1719)

Peut-on commenter un texte sans l’affaiblir ?

Marivaux dit : vouloir commenter un texte, c’est confondre intensité et netteté. Il a raison, la preuve : si je le cite, ce n’est donc point pour ajouter de la fadeur à sa clarté.

C’est parce qu’il pose très bien le problème que rencontre celui qui veut vulgariser sa pensée – ou sa science s’il en a une.

Contrairement à une idée reçue, il faut dire en effet qu’on ne doit ni tout dire, ni tout expliquer. On dira : « Selon Marivaux, c’est vrai, mais uniquement de ces pensées esthétiques – pour ne rien dire de celles qui recherchent un effet comique ou mystérieux – qui ne délivrent leur force que dans le clair-obscur de l’expression allusive. »

Certes, Marivaux vise explicitement l’esthétique : il faut pour qu’une pensée ait de la beauté, préserver l’intuition mystérieuse de son contenu, que l’explication va dissiper, et banaliser.

Mais en réalité, je crois vraiment que c’est vrai tout aussi bien des démonstrations et des analyses non seulement philosophiques, mais encore dans les sciences humaines.

Pour comprendre, il faut rattacher l’inconnu au connu, je dirai même : « l’articuler », de telle sorte que le savoir aille un peu plus loin. L’explication poussée au maximum dans sa recherche de limpidité, risque par contre d’amener à identifier l’inconnu au connu, au lieu de le relier. La méprise est alors de dire : « Ah… Je vois. C’est bien ce que j’avais déjà compris. »

Vulgariser sans détruire le contenu à transmettre, c’est savoir rendre possible la compréhension, c'est-à-dire rendre payant l’effort, l’indispensable effort pour comprendre.

Tuesday, August 19, 2008

Citation du 20 août 2008

Je suis un homme qui n’appartient à personne et qui appartient à tout le monde.

Charles de Gaulle - Extrait d’une Conférence de presse -19 Mai 1958

Chacun se donnant à tous ne se donne à personne.

Rousseau – Du contrat social (livre I, ch. 6) (1)


De Gaulle avait-il lu le Contrat social ? Probablement et c’est même l’un des ouvrages qui a le plus inspiré toute sorte d’hommes politiques –hélas pas que des démocrates…

Mais avouez qu’il n’y a pas besoin de lire Rousseau pour déclarer ce que déclare le Général en 1958.

En effet : l’homme politique, le chef d’Etat, est un homme public, au service du bien commun. Ce qui veut dire que celui qui est au service de tous, est du même coup au service de l’intérêt supérieur de la nation. Il ne saurait donc être au service d’intérêts particuliers, ce qui serait le cas s’il appartenait à un quelconque personne. (2)

Bon. Tout ça c’est bien gentil, mais savons-nous si c’est vraiment possible ?

1 – Un chef d’Etat n’appartient-il vraiment à personne ? Les groupes – industriels ou financiers – qui l’ont aidé à accéder au pouvoir ne sont-ils pas devenus des groupes de pression ?

2 – Et le bien public existe-t-il vraiment ? Ce qu’on appelle ainsi n’est-il pas en réalité l’intérêt de telle ou telle catégorie sociale ? L’histoire du « bouclier fiscal » dénoncé comme cadeau fait aux riches n’est-elle pas emblématique de ce qui fait l’essentiel de l’action politique ?

Qu’on me comprenne : ce n’est sûrement pas l’endroit pour entrer dans une polémique sur ce qu’a voulu le pouvoir avec ces mesures fiscales ; il s’agit plutôt de réfléchir sur ce qu’il a fait. Pour agir sur un pays entier, on n’a d’autres leviers que ceux de l’intérêt de telle ou telle catégorie sociale : les entreprises, la finance, les ouvriers, les classes moyennes…

Comme le disait Rawls, on ne peut demander qu’une chose : c’est que les privilèges accordés à quelques uns soient favorables in fine au plus grand nombre.


(1) Voici le paragraphe : Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.

(2) Sur la définition du mot « public », voir ce Post de mon excellent confrère Docteur-Philo.

Citation du 19 août 2008

Le plaisir de l'habitude est souvent plus doux encore que celui de la nouveauté.

Marcel Proust

Alors, ça y est, les vacances sont finies ?

Remisé le bob Pastis 51 ? Rangée la caravane ? Au placard les boules de pétanque ?

Mais consolez-vous : vous y retournerez à L’Abri-Côtier, votre fidèle terrain de camping. Puisque ça va bientôt faire 15 ans que vous y allez, il n’y a pas de raison pour que ça change.

- Mais dites-moi, vous n’en avez pas un peu assez de l’Abri-Côtier ? Retrouver toujours le même endroit, pour chaque vacance et pour toute la durée des vacances, quand on est campeur, c’est pas un peu étrange ?

- Le plaisir de l'habitude est souvent plus doux encore que celui de la nouveauté.

- Bon, bon, d’accord : si vous sortez l’artillerie lourde, je me rends.

Du reste, je vous comprends, allez. Je sais que si vous retournez toujours au même endroit, ce n’est pas pour le paysage mille fois revu. Ce n’est même pas pour le pastis-pétanque – encore que…

C’est pour les voisins de l’emplacement d’à côté, que vous retrouvez chaque année et avec les quels vous allez à la plage – avant donc l’apéro du soir sous l’auvent de leur caravane.

Oh, allez… Je suis bien renseigné : je sais qu’il habitent à 1 Km de chez vous, mais que vous ne les retrouvez que pendant ces 15 jours de vacances…

Voilà, je finis par comprendre : les habitudes ne sont pas ressenties de la même façon quand on est en vacances et le reste du temps.

C’est même pour ça qu’on aime les vacances.


Monday, August 18, 2008

Citation du 18 août 2008

L'ennui est entré dans le monde par la paresse.

La Bruyère – Caractères

Il faut réhabiliter la valeur-travail !

En finir avec le refus de l’effort !

Abandonner la revendication de la jouissance effrénée…

… Ça va, calmez-vous… De toute façon, si les déclarations moralisantes avaient un effet, ça se saurait.

Pour rétablir la morale publique, ce qu’il faut, c’est que le vice porte sa punition avec lui : l’indigestion avec la gourmandise, la maladie avec la luxure, l’ulcère d’estomac avec l’envie.

Et l’ennui avec la paresse.

Admettons un instant que tous ceux qui s’ennuient soient des paresseux. La réciproque est-elle vraie ? Aucun de ceux qui travaillent ne s’ennuieraient donc ? Le travail ne serait pas générateur d’ennui ?

Voyez où nous mène cette innocente affirmation de La Bruyère : à nous demander ce que c’est que ce déplaisir que nous ressentons lorsque nous travaillons – si du moins ce n’est pas de l’ennui.

Dans sa célèbre étude de l’aliénation par le travail (1), Marx considère que dans le travail l’ouvrier s’éprouve comme étranger à lui-même ; et non pas seulement parce que le travail est épuisant ; mais parce qu’il ne l’a pas choisi. La vraie vie est ailleurs, en dehors du travail.

Nous avons donc échangé l’ennui qui est le sentiment d’une vacuité pour l’aliénation qui est l’expérience d’une déperdition métaphysique.

Tout compte fait, je préfère l’ennui.



(1) « Il [l’ouvrier] est lui-même quand il ne tra­vaille pas et, quand il travaille, il ne sent pas dans son propre élément. » Manuscrit de 1844 (Lire le texte ici)

Saturday, August 16, 2008

Citation du 17 août 2008

No Pasaran ! (Ils ne passeront pas !)

Dolorès Ibarruri (La Pasionaria) (19 juillet 1936)

Tout le monde le sait : « ils » sont passé.

Le frénétique, le sublime appel aux forces vives de la patrie espagnole, des paysans aux ouvriers, des révolutionnaires aux victimes du fascisme, un peuple tout entier soulevé a été vaincu par la force brutale des armes.

Que valent la bravoure et la conviction politique ? Le pape, combien de divisions ? (1)

Certains voudront croire que les causes justes finissent toujours par triompher, et que la victoire de la force brute n’est qu’un méandre de l’histoire : un instant elle semble remonter vers sa source, et puis elle reprend son cours, et la justice s’établit.

Le fascisme est passé, mais il n’est pas resté : voilà la leçon à retenir.

Si cette proposition est vraie, alors quelques progrès doivent être observables :

- Progrès des richesses : les pauvres doivent être moins pauvres qu’avant. Mieux vaudrait alors être pauvre dans un pays riche que pauvre dans un pays pauvre. La preuve : dans un pays pauvre, les pauvres meurent de faim ; dans un pays riche ils meurent d’obésité.

- Ensuite les rapports de force doivent reculer devant les rapports sociaux juridiquement réglés. Que mon voisin fasse appel à un huissier si je l’embête plutôt que de décrocher le fusil. Ou bien que les ressources d’un pays voisin s’achètent au lieu de se piller.

- Enfin, la démocratie doit s’instaurer progressivement et durablement.

Le problème, c’est quand le fascisme devient le seul moyen pour donner à manger aux pauvres et pour imposer la paix civile.

(1) Staline – Cf. Post du 12 mars 2008

Friday, August 15, 2008

Citation 16 août 2008

Votre sexe n'est là que pour la dépendance : / Du côté de la barbe est la toute puissance.

Molière – L'école des femmes

Si la barbe suffisait à la sagesse, un bouc vaudrait Platon.

Lucien de Samosate

- Pourquoi autrefois les hommes portaient-ils la barbe, au point que seuls les valets et les laquais étaient contraints de se raser ? Si un visage glabre était le signe de la servilité, c’est que la barbe était signe de pouvoir, sinon de puissance.

On comprend que la barbe soit un indice extérieur de virilité, puisque s’il y a eu des femmes travesties en homme (et Jeanne d’Arc n’est que la plus connue), aucune néanmoins n’a pu s’approprier cet attribut masculin sauf à porter un postiche ou à être une curiosité de foire. L’homme, dans la plénitude de ses capacités viriles, dans sa maturité, a une barbe et la montre.

- Pourquoi, dans ces conditions, les hommes ne portent-ils plus la barbe ? Au XIXème siècle, aucun chef d’Etat n’aurait accepté de se raser. D’ailleurs, imaginez Notre-Président avec moustache et barbiche style Napoléon III : la classe !

Si la barbe suffisait à la sagesse, un bouc vaudrait Platon : est-ce la réponse recherchée ? Les hommes d’aujourd’hui méprisent-ils cet attribut superficiel pour en préférer d’autres plus secrets peut-être, mais plus essentiels ?

Ou bien ont-ils simplement pris en dégoût les poils de barbe, qui sont facilement malpropres, qui gardent les miettes du repas et l’odeur du baiser (Montaigne – voir Post du 7 mai 2006).

Quant à trouver d’autres moyens d’affirmer physiquement sa virilité, sans entrer dans des détails aussi scabreux que discutables, je dirai que la musculature est aujourd’hui largement préférée au système pileux.

Le body-building est devenu en effet le moyen le plus fréquent de montrer qu’on est un homme puissant (et en plus, un homme désirable – les femmes sont sensées raffoler de ça).

Malheureusement, c’est plus difficile de se faire une puissante musculature que de laisser pousser sa moustache. Quant à nos homme politiques bien peu parviendraient à arborer une musculature pas trop ridicule, à part Schwarzenegger, bien sûr … et Vladimir Poutine.

Thursday, August 14, 2008

Citation du 15 août 2008

Manger seul (solipsismus convictorii) est malsain pour un philosophe. (Voir la suite en annexe)

Kant – Anthropologie du point de vue pragmatique (Didactique anthropologique – Livre III, Du bien physique et moral suprême).

Quand je pense qu’on reproche aux philosophes en général, et à Kant en particulier, leur abstraction et leur inutilité pratique, je me dis que vraiment on ne les a pas lu. Il est vrai que Kant avait le chic pour trouver des titres d’ouvrages pas très vendeur…

Bref. Ne mangez jamais seul, surtout si vous êtes un philosophe. Et pas la peine de mettre votre assiette devant un miroir. Ce qu’il vous faut, ce sont des convives avec les quels avoir une conversation stimulante et légère, instructive et divertissante.

Je reprend brièvement son argumentation : si vous mangez seul, voici ce qui peut vous arriver (voir texte en annexe)

- D’abord, celui qui mange seul risque de « faire bombance » ; il s’épuise à manger (= à digérer) au lieu d’y puiser de nouvelles forces.

- En suite il va ruminer ses pensées et perdre sa belle humeur. C’est une idée omni présente chez Kant : on ne pense bien que si on communique à autrui nos pensées. La pratique solitaire de la pensée est en réalité une rumination psychologique aux effets déprimants.

- Enfin, il perdra l’occasion d’éveiller ses pensées à des « thèmes nouveaux », apportés par les convives.

Bref : ne mangez pas tout seul.

Mais ne mangez pas non plus avec n’importe qui. (1)

(1) Kant ne dit pas si le philosophe doit manger avec d’autres philosophes…

*************************

Voici un extrait du texte :

Manger seul (solipsismus convictorii) est malsain pour un philosophe. Il ne se restaure pas (surtout s’il fait bombance tout seul), il se fatigue ; c’est une occupation qui épuise et non pas un jeu qui vivifie les pensées. L’homme entrain de manger, s’il est seul à table et s’il rumine ses pensées perdra progressivement sa belle humeur, mais il la recouvre si un convive lui fournit, par des trouvailles variées, des thèmes nouveaux qui le réveillent sans effort de sa part.

Quand une table est bien garnie et que la multiplicité des services n’a pour but que de prolonger la réunion des convives (cœnam ducere) l’entretien passe en général par trois étapes : 1) le récit ; 2) le raisonnement ; 3) la plaisanterie.

Suit des conseils pour mener la conversation dans un repas de bon goût, qui doit être à la fois intéressante, divertissante, sans rien qui puisse choquer les dames. (éd. Vrin, p. 129-130)

(On en trouve une vieille traduction –Tissot 1863 – en ligne ici)

Wednesday, August 13, 2008

Citation du 14 août 2008

1 – Macht geht vor Recht (la Force prime le Droit)

Bismarck (1)

2 – On ne peut opposer le droit à la force, car la force et le droit sont des identités. Le droit est de la force qui dure.

Gustave Le Bon – Aphorismes du temps présent (1913)

3 – […] Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes.

Rousseau - Du contrat social - Livre I, chapitre III

Trois possibilités :

– La force prime le droit.

– Le droit est de la force qui dure.

– Force ne fait pas droit

Ces trois citations et les trois thèses qu’elles impliquent sont je crois suffisamment claires pour ne pas avoir à être commentées. On pourrait même dire que chacun de nous a déjà choisi l’une des trois, mais que ce positionnement reste obscur tant qu’il n’est pas situé par rapport au deux autres.

Ce qui pourrait étonner en revanche, c’est que la question du rapport entre la force et le droit revienne en permanence. Au fond, même nous, qui vivons dans un Etat de droit, nous restons convaincus que la force peut rétablir le droit, que les armées peuvent être au service de la paix, qu’il faut donc admettre une correspondance souterraine entre ces deux domaines.

– Kant est le seul à avoir été assez conséquent avec ses principes pour refuser que la force puisse rétablir le droit. Le peuple tyrannisé par un despote cruel et sanguinaire ne doit pas se rebeller contre lui, car du point de vue de la justice, la force révolutionnaire ne vaut pas mieux que la force despotique.

– Bravo ! Belle théorie ! Pendez les philosophes haut et court plutôt que de leur donner le pouvoir !

Peut-être… Reste que Kant a une botte secrète pour rétablir la justice. C’est la foi dans le progrès de l’humanité, progrès lent s’il procède par la nature humaine, rapide s’il résulte de la raison ; mais progrès inexorable.

En tout cas, le rapport de la force et du droit reste un instrument inégalable pour tester le degré d’évolution d’une civilisation.

(1) Le comte de Schwerin, à la séance du 13 mars 1863 de la Chambre prussienne, a accusé Bismarck d'avoir énoncé ce principe (Macht geht vor Recht - la Force prime le Droit) dans son discours du 23 janvier 1863. Bismarck a toujours contesté, à plusieurs reprises, avoir prononcé de telles paroles (discours au Reichstag des 12 mars 1869, 1 avril 1870 et 1 août 1871).

Tuesday, August 12, 2008

Citation du 13 août 2008

La paix, qui borne les talents et amollit les peuples, n'est un bien ni en morale, ni en politique.

Vauvenargues – Réflexions et maximes

Le philosophe qui veut secouer les préjugés, réveiller les consciences, exciter les principes de la morale n’a d’autre choix que le paradoxe.

Il court le risque de passer pour un esprit léger, mais pas celui de passer inaperçu.

Allons donc au paradoxe : la paix n’est bonne ni en politique ni en morale.

Sauver la paix pour éviter la guerre n’est donc pas seulement une erreur politique – comme l’ont prouvé les accords de Munich – mais de surcroît, la paix, qui borne les talents et amollit les peuples, est moralement mauvaise.

Non seulement ce « paradoxe » se trouve souvent sous d’autres plumes que celle de Vauvenargues (voir Nietzsche), mais il a servi de principe à des sociétés parmi les plus respectées (les Cités grecques furent des sociétés hiérarchisées par le mérite militaire). La guerre sert à exciter toutes les vertus humaines, stimuler son inventivité, développer son sens de l’organisation, éliminer les formes caduques de sociétés. Sans la guerre nous serions encore – comme le dit Kant – entrain de chanter des pastourelles dans un bonheur imbécile (1). La guerre n’est pas seulement « l’accoucheuse de l’histoire » ; elle en est aussi le moteur.

Notre époque a construit une autre représentation de la guerre. Dès lors que la bravoure est devenue une vertu caduque pour gagner la guerre (la puissance de feu n’ayant rien à voir avec la hardiesse du chevalier), il fallait bien trouver un autre exutoire à la violence et à la joie de détruire.

Le sport l’a fait. L’entreprise le fait encore mieux.

(1) Voir Kant, Histoire universelle du point de vue cosmopolitique (4ème proposition)
« …Sans ces qualités d'insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une satisfaction, et un amour mutuels parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur que n'en a leur troupeau domestique… »

Monday, August 11, 2008

Citation du 12 août 2008

Il faut passionner les masses pour les organiser.

Vladimir Jankélévitch

Ah !... Les Jeux Olympiques… Vous aussi ils vous font rêver, avec ses foules en liesses, ses athlètes qui lèvent les bras en faisant un tour d’honneur.

Vous aimeriez vous aussi en organiser chez vous, à Cucugnan.

Seulement, voilà, vous vous demandez si avec ses 450 habitants, Cucugnan aura les moyens de faire ce que les Chinois font avec 1.300.000.000 d’habitants.

Puisque, comme vous le savez, les Jeux Olympiques doivent passionner les masses, je vais prendre mon bréviaire des masses – je veux dire Masse et puissance d’Elias Canetti (1) – et je vais étudier votre dossier.

1 – D’abord, le stade. C’est gros, ça coûte cher.
Pourquoi ne pas faire disputer les épreuves sur la place du village, les spectateurs se rassembleront autour. Est-ce qu’on a besoin d’un stade pour le Tour de France ?

Réponse de Canetti :
Il faut pour les masses en anneau, un stade (ou une arène).
- Pourquoi des masses en anneau direz-vous ? C’est que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas le spectacle qui importe, mais le public : dans l’arène, la masse se donne en spectacle à elle-même (raison pour la quelle il sera toujours préférable d’acheter un billet pour assister à la cérémonie d’ouverture des J.O. que d’être seul devant sa télé).

2 – Bon, admettons. Mais avec 450 habitants vous pensez que vous allez vous passer de service d’ordre, que vous n’allez pas, comme les Chinois créer un corps d’armée spécial pour surveiller les gradins pendant les matchs de foot.

Hélas, vous oubliez que la foule aime la foule. Les masses qui vont assister à vos Jeux Olympiques veulent avoir des spectacles comme sur la photo (publiée par Libé).

Lisez là encore Canetti :
La masse aime la densité, et elle tend à s’accroître en permanence. Lorsqu’elle n’est pas délimitée par une forme prédéterminée (stade – masse en anneau) elle est innombrable. C’est le cas des soldats rassemblés ici, sur cette image limitée par le découpage arbitraire des bords de la photo.

3 – Reste qu’à Cucugnan vous n’aimeriez pas avoir des supporters qui braillent tous en même temps. Et d’ailleurs tous ces chinois paramilitaires de la photo on dirait bien qu’ils sont entrain de hurler des slogans - nationalistes évidemment…

Alors, à Cucugnan, pendant les épreuves, il y aura la règle du silence, comme au Carmel.

Hélas, trois fois hélas… Il faut vous dire que les masses que vous allez attirer, elles ont besoin de crier, de chanter, de bouger toutes ensembles. Là encore Canetti vous en avertit :

La foule doit chanter ou crier pour impulser du rythme et devenir une masse vibrante.

Dans la masse, l’individu garde le sentiment de l’accroissement de son être par le nombre. Pour que ce sentiment soit fort, il faut un rythme ou une vibration. Canetti donne l’exemple du haka des Maoris – et encore, il ne connaissait pas les All Blacks.

Voilà, vous m’avez compris : avec vos moyens et vos principes, ça va pas le faire…

Consolez-vous, c’est inévitable : même si Cucugnan organisait que les jeux d’Interville ça serait pareil.

(1) Elias Canetti – Masse et puissance (1958) Coll. Tel

Sunday, August 10, 2008

Citation du 11 août 2008

En ce bas monde, la guerre ne finira pas par un accès de sensibilité, par un coup de coeur de l'humanité, mais bien par la cherté de la main-d'oeuvre de la mort, par le coût des coups de canon à 300 francs.

Edmond de Goncourt - Journal (24 août 1884)

Combien coûte au Trésor américain chaque Taliban tué par son corps expéditionnaire ?

Une guerre telle que celle-ci – ou bien la guerre d’Irak – offre-t-elle un retour sur investissement satisfaisant ?

Cynique le propos désabusé d’Edmond de Goncourt ? Si l’on veut, mais notez bien que dès qu’une guerre se déclenche quelque part on se demande toujours quels sont les intérêts économiques. L’exemple actuel de la guerre qui menace entre la Russie et la Géorgie le confirme : le pétrole de la mer Caspienne et les oléoducs qui se construisent à travers le territoire géorgien n’y sont pas pour rien.

On célèbre ces jours-ci l’anniversaire de la bombe de Hiroshima et de Nagasaki. Une bombe = 100000 morts. Même si elle est très chère à construire, on voit l’erreur de Goncourt : plutôt que de renoncer à la guerre on a réduit les coûts ; le coût des coups de canon à 300 francs, c’est trop cher ? Qu’à cela ne tienne ; on va faire de la production de masse, on va élargir le marché de l’armement pour amortir les coûts de production, on va réaliser des innovations technologiques (1). Bref, on va faire baisser les prix, plutôt que de renoncer à la guerre.

L’économie domine la guerre, mais la guerre est l’amie de l’économie, parce qu’elle rapporte à certains plus qu’elle ne leur a coûtés.

Surtout quand ils la font avec l’argent et avec la vie des autres.

(1) Je ne crois pas qu’on aille jusqu’à délocaliser en Chine les usines d’arment, mais sait-on jamais…

Saturday, August 09, 2008

Citation du 10 août 2008

La pensée est la plus grande ennemie de la perfection. L'habitude de réfléchir profondément est, je suis obligé de le dire, la plus pernicieuse de toutes les habitudes prises par l'homme civilisé.

Joseph ConradUne victoire

Voilà ce qu'on appelle la "misologie" (1). On en donne habituellement :

- la description chez Kant,

- la critique chez Platon,

- l’éloge chez Rousseau.

En tout cas l’idée de Conrad ne va pas dans le droit fil du sens commun, où la réflexion prime l’impulsivité, l’instinct, etc… Encore que…

Encore que l’effort de penser, et le risque d’aboutir à des conclusions aux quelles on ne s’attendait pas, voire même qu’on ne souhaitait pas, mène parfois au rejet de la pensée, dans la mesure où elle est réflexion, et à l’affirmation que l’opinion, dans son jaillissement spontané paraît être le bon sens, celui dont on ne se départit pas sans risque.

J’imagine qu’il y a beaucoup d’autres formes de misologie, et celle de Conrad pourrait bien faire partie d’une misologie d’artiste ou de créateur. (2)

On en trouve en effet des traces chez bon nombre d’artistes et parmi les plus proches historiquement nous pouvons évoquer les surréalistes.

Non seulement ils ont fait la critique de la raison, ce qui est comme on l’a vu assez banal ; mais encore, ils ont mis au point des techniques pour la mettre de côté et pour laisser s’exprimer l’imagination, ils auraient dit : la déraison.

Par exemple ?

L’écriture automatique.

- Ou les rêves

- Ou les associations d’idées (technique issue de la psychanalyse)

- Ou les petits champignons mexicains...

… Pourquoi pas ? Il faut savoir prendre des risques, quand on est un artiste et tout entier au service de son art.

(1) Misologie: Aversion pour le raisonnement, pour la discussion, pour l'argumentation logique.(T.L.F.)

(2) Je n'oublie pas qu'il y aussi plusieurs formes de raison, même si je me dispense de les rappeler ici. Voir à ce sujet mon Post du 4 septembre 2006


Friday, August 08, 2008

Citation du 9 août 2008

Citius, Altius, Fortius (Plus loin, plus haut, plus fort.)

Père Didon – Devise des Jeux Olympiques

Oui, il fut un temps où les Jeux Olympiques au lieu de parler la langue de Mickey et de Coca-Cola, au lieu de pratiquer seulement le français de Pierre de Coubertin, utilisaient aussi le latin – latin d’Eglise, c’est vrai mais latin quand même. (1)

Nous sommes à la charnière entre le 19ème et le 20ème siècle. Le baron de Coubertin, à la recherche d’une devise pour les Jeux Olympiques qu’il est entrain de créer, découvre cette formule inventée par son ami le père Didon. Il va l’utiliser pour les Jeux.

- Pourquoi le latin ?

Le latin, langue de l’élite, nous fait comprendre que les Jeux Olympiques sont faits pour l’élite – mieux : pour hisser dans l’élite ceux qui n’y seraient pas encore.

- Pourquoi ces comparatifs ? A qui l’athlète doit-il se comparer si ce n’est à lui-même ?

On nous enseigne ici que l’athlète a pour but non pas forcément d’arriver premier, mais de reculer ses propres limites : aller plus loin, plus vite, plus fort que la fois précédente. Cet idéal du dépassement de soi-même est un idéal éthique : comme tel il est strictement individuel.

- Des esprit étroits ont critiqué cet idéal considérant que le sport ne pouvait en aucun cas produire une telle surrection de l’être… Cette critique est elle-même dépassée, car ce dont il est question maintenant, ce n’est plus de savoir si c’est l’âme ou le corps qu’il faut cultiver.

- La question est plutôt de savoir si les sports de compétition du niveau des Jeux Olympiques ont quelque chose à voir avec l’amélioration des individus. On a vu – et on voit en ce moment même – des nations consentir des sacrifices énormes pour accéder au rang de première nation olympiques par le nombre de médailles. Que pour y parvenir on puisse faire subir au sportif les pires traitements, qu’importe ?

Oui, qu’importe le dépassement de soi-même ?

Citius, Altius, Fortius…. Ou plutôt : Se dépasser soi-même pour dépasser les autre ! Voilà une belle devise : on aurait dû la mettre sous les anneaux Olympiques.

(1) On n’a pas été jusqu’à parler grec, ce qui pourtant aurait dû être une évidence.

Thursday, August 07, 2008

Citation du 8 août 2008

Je n’aime pas le travail, nul ne l’aime ; mais j’aime ce qui est dans le travail l’occasion de se découvrir soi-même.

Joseph Conrad Cœur des ténèbres

Les sujets de dissertations aux quels vous avez – peut-être – échappé

2 - Pourquoi travaillons-nous ?

Réponse de Conrad : je travaille pour me découvrir moi-même. Exemple : l’homme qui se découvre forgeron dans la forge. Ou le maçon qui se découvre géomètre en traçant les moulures – voltes, archi-voltes – du portail ou de la fenêtre.

Il faudrait peut-être séparer en deux éléments la phrase de Conrad :

– d’abord, l’affirmation qu’on ne travaille pas pour le plaisir de travailler, autrement dit que le travail est une contrainte ; mais que malgré tout, on peut se reconnaître dans cette activité – autrement dit qu’il n’est pas aliénant.

– ensuite que le travail ne produit pas le travailleur, ni les rapports sociaux, mais qu’il ne fait que le révéler à lui-même – autrement dit qu’il n’est pas exactement ce que Marx appelait une praxis.

Admettons. Mais alors, il faut une sacrée chance pour trouver le « bon » travail, celui qui justement va nous découvrir à nous-mêmes, tels que nous sommes, alors que bien sûr nous l'ignorons. Bizarre…

Je crois que nous acceptons facilement la première partie de la thèse de Conrad, mais qu’instinctivement nous récusons la seconde.

Lorsque nous optons pour un travail, c’est peut-être pour remplir une fonction sociale précise. Mais surtout, ce n’est pas pour nous découvrir, pour savoir qui nous sommes. Ou bien nous croyons le savoir, et nous avons la vocation pour l’activité qui est corrélative de notre nature. Ou alors nous y allons un peu au hasard – ou pour le statut social qui va avec, et nous nous produirons tels que notre travail nous produira.

Ce qui ne veut pas dire qu’il fera de nous le brillant sujet que nous espérons être ; ça peut échouer. Peut-être fera-t-il de nous un minable, un raté, un loser ?

En tout cas, le choix d’un travail ne se fait pas forcément sur la base de ce que nous sommes : elle peut se faire aussi sur celle de ce que nous espérons devenir.

Wednesday, August 06, 2008

Citation du 7 août 2008

Je ne suis ni dessinateur, ni peintre. Mes dessins sont de l'écriture dénouée et renouée autrement.

Jean Cocteau

Que Cocteau ne soit pas peintre, on le croit aisément ; il n’est que de visiter une exposition de ses œuvres pour s’en convaincre.

Qu’il ne soit pas dessinateur, on en discutera d’avantage. Mais l’essentiel n’est pas là : il est dans la parenté entre l’écriture et le dessin.

On ne pense que rarement à l’écriture au sens propre (pas au sens de texte produit pas l’écriture). On sait que les lettres de motivations envoyées aux DRH doivent être manuscrites, et on se dit que quelque chose de la personne se révèle dans cette « trace écrite ». Mais de là à penser que l’écriture soit proche du dessin, qu’elle soit donc une calligraphie (et non simplement la révélation du caractère) voilà qui est moins évident.

Supposons que nous ayons perdu touts les dessins de Léonard de Vinci, pourrions-nous les imaginer en lisant sur les pages de ses carnets l’écriture tracée de sa main ? Bien sûr que non.

La reproduction que voici illustre le propos de Cocteau. Je ne sais pas si elle prouve quelque chose, mais au moins elle éclaire son intention de montrer la continuité entre l’écrit et le dessiné.

Qu’est-ce qu’il y a de commun entre l’écriture et le dessin ?

Réponse : le trait. Cocteau disait que si on demandait à un dessinateur – ou peintre – de tracer une simple croix, elle suffirait pour qu’on reconnaisse la main de son auteur.

Occasion de reparler de la calligraphie. Il s’agit pour nous d’une écriture appliquée, plutôt académique, bref, une écriture sans originalité ni véritable personnalité.

On comprend ici l’erreur : la calligraphie est belle parce qu’elle est harmonieuse, et qu’elle révèle un vrai dynamisme. L’écriture, c’est la force du trait au service du texte.

– Hé bien, voilà encore quelque chose de perdu à cause de ces foutus ordinateurs et de leurs polices.

--> Une raison de plus de devenir anarchiste.

Tuesday, August 05, 2008

Citation du 6 août 2008

Il n'y a pas de précurseurs, il n'existe que des retardataires.

Jean Cocteau

Les sujets de dissertations aux quels vous avez – peut-être – échappé :

1 - Comment peut-on être en avance sur son temps ?

Avouez que la réponse était pourtant simple : Il n'y a pas de précurseurs, il n'existe que des retardataires.

Les soi-disant précurseurs sont des gens prétentieux, qui font croire qu’ils sont perchés sur les épaules de l’histoire et qu’ils voient plus loin que l’horizon… Les Grands hommes seraient ceux qui voient plus loin parce qu’ils sont aux avants postes, comme les Guides Suprêmes, les Grands Timonier, etc.

Mais non, tout ça c’est de la blague, de la poudre aux yeux : à supposer qu’ils voient plus loin que les autres, ça veut dire que les autres sont simplement myopes, ou alors qu’ils ne regardent pas dans la bonne direction, et voilà tout.

Si les précurseurs n’existent pas, et que seuls existent des retardataires c’est parce qu’on est dans la relativité du mouvement. De même qu’on croit que le train voisin démarre, alors que c’est le nôtre, de même ceux qui devancent les autres sont en réalité ceux qui sont mis en avant par leur recul.

Les retardataires sont ceux qui n’avancent pas dans un monde en perpétuel mouvement : Qui n’avance pas, recule. Prenez le cas du général de Gaulle : il n’a cessé de dire que la France de 1940 était en retard d’une guerre, que ce n’était pas au passé de lui dicter sa défense, mais que c’était à elle de régler son pas sur celui de ses ennemis. Ne pas considérer ceux-ci comme des visionnaires, des sorciers d’une nature spéciale qui leur permettrait d’anticiper sur l’art de la guerre, mais simplement comme des guerriers attentifs au progrès général de techniques.

Alors, certes, Cocteau vise plutôt les mouvements artistiques. Mais justement, faisons aussi le ménage là-dedans. Qu’est-ce que c’est que ces mouvements « avant-gardistes », de quel privilège bénéficient-ils, quelle muse les inspire ?

Les artistes eux-mêmes le disent : leur rôle est de dévoiler une réalité qui existe déjà, mais qui n’apparaît pas encore à tous. Les précurseurs sont alors des éveilleurs.

Monday, August 04, 2008

Citation du 5 août 2008


Apprendre à prendre.

Miss.Tic

[Apprendre à prendre], [Apprendre, apprendre], [A prendre – Apprendre] [A prendre…A prendre]…

Nous allons aujourd’hui affronter le reproche qu’on entend parfois concernant les déclarations figurant sur les pochoirs de Miss.Tic : « Tout ça ce sont des jeux de mots et rien de plus ».

Alors disons-le : ce qu’il y a en plus du jeu de mot, c’est le fait que tous les sens possibles de la formule, ceux qui ne sont pas écrit comme celui qui est écrit, sont présents en même temps et se complètent les uns les autres.

Apprendre à prendre… Certes, comme souvent avec les pochoirs de Miss.Tic, cette formule n’a de sens que si on a le texte sous les yeux. Ou plutôt, le texte nous amène à choisir un sens parmi plusieurs possibles : on aurait pu lire aussi « Apprendre, apprendre », comme la chanson dit « Voyage voyage… »

– Bon. On avait compris. Que tout ça ait du sens, admettons. Mais que tous ces sens se recoupent, qu’ils s’éclairent les uns les autre, voilà ce qu’on a plus de mal à admettre.

– Connaissez-vous Jean-Pierre Brisset ?

Le présupposé de ces formules missticiennes se trouve dans ce texte de Jean-Pierre Brisset (1). En voici le principe :

« La Grande Loi cachée dans la parole
Toutes les idées que l’on peut exprimer avec un même son, ou une suite de sons semblables, ont une même origine et présentent entre elles un rapport certain, plus ou moins évident, de choses existant de tout temps ou ayant existé autrefois d’une manière continue ou accidentelle.
»

Brisset donne un exemple
« Soit, comme exemple, les quatre sons : /Les / dents, / la /bouche./
On peut écrire : L’aide en la bouche, lait dans la bouche, laid dans la bouche, laides en la bouche, etc.
»

Non seulement chacune de ces formules dont le contenu est indécidable si on n’en lit pas le texte écrit a un sens. Mais encore, cette similitude de sonorité est le signe d’une lointaine parenté de sens, d’une unité brisée par l’usage, et qu’il nous appartient de retrouver.

Et voici la minute du philosophe missticien :
Prendre, c’est déjà apprendre, et donc on ne prend pas de façon spontanée, puisqu’il faut aussi s’initier à la capture. Nous sommes tout entier des prédateurs, mais aussi nous sommes tout entier des êtres façonnés par la culture.

De là à imaginer qu’il y a ceux qui ont appris à prendre, et ceux qui ont appris à être pris…

(1) Dont nous avions déjà signalé l’existence (Post du 19 février 2008).

Sunday, August 03, 2008

Citation du 4 août 2008

Ceux qui ont beaucoup à espérer et rien à perdre seront toujours dangereux.

Edmund Burke Lettres

Les prolétaires n'ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont le monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Karl Marx – Manifeste du parti communiste

En cette nuit du 4 août, il est bon de rappeler que la peur est un moteur de l’histoire, l’un des plus puissants peut-être. C’est elle qui a soulevé les campagnes françaises après le 14 juillet 1789 ; c’est elle qui entraîne les députés à voter l’abolition de privilèges (1).

Mais si la peur entraîne les uns à l’affrontement (les paysans), et les autres au renoncement (les députés aristocrates), il faut admettre que cette « émotion » est bien ambiguë.

Si le soulèvement populaire animé par le dénuement est le plus dangereux pour ses ennemis, c’est parce que la peur du peuple n’y est plus que la peur de perdre la vie.

Au fond, ce que soulignent Burke et Marx (excusez le rapprochement bizarre), c’est qu’une révolution repose sur une mise en balance entre les gains et les pertes, ou plutôt entre les craintes et les espérances. Ils y a complémentarité : moins vous avez à perdre et plus vous avez à gagner. Qu’on relise le décret du 11 août 1789 (formalisant les débats de la nuit du 4) ; les articles 2 et 3 sont consacrés au droit de la chasse : même ça, qui nous parait dérisoire, c’est déjà beaucoup pour les pauvres paysans.

Bien sûr, il ne suffit pas d’avoir beaucoup à espérer et rien à perdre pour devenir un danger : les nobles étaient habitués à ce que la famine suscite des jacqueries dans leur province, et quelques pendaisons avec quelques incendies de fermes suffisaient à faire revenir l’ordre.

Pour devenir dangereux, il faut aussi l’union. C’est ça message de Marx : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».

Mais à défaut d’union, un soulèvement généralisé fait aussi réfléchir les privilégiés.

Les parlementaires de la nuit du 4 août ont devant eux non pas une révolution organisée, mais une insurrection disséminée dans tout le pays. Et là, ils n’ont pas su comment y faire face sans passer par les concessions.

Un peu comme les accords de Grenelle en mai 68…

(1) En réalité, l’abolition des privilèges, c’était dans la nuit du 4 au 5 août 1789.

Saturday, August 02, 2008

Citation du 3 août 2008

Ceste année les aveugles ne verront que bien peu, les sourdz oyront assez mal: les muetz ne parleront guières: les riches se porteront un peu mieulx que les pauvres, & les sains mieulx que les malades.

Rabelais – Pantagrueline prognostication (1533)

Dans son adresse au « liseur bénévole », François Rabelais (qui signe encore Maistre Alcofribas) explique que le public veut des nouvelles du futur ou d’ailleurs : Et tant y sont attentifz, que souvent se courroussent contre ceulx qui viennent de pays estranges sans apporter pleines bougettes de nouvelles, les appellant veaulx & idiotz.

Et il pose la question : comment satisfaire cette attente sans commettre le péché de mensonge ? En particulier quand on veut faire profession de prophétiser l’avenir.

Notre citation montre comment notre pronostiqueur compte satisfaire ses lecteurs sans risquer leurs reproches pour mensonges ou faussetés manifestes : annoncer ce qui est déjà.

Et si nous utilisions cette méthode ? Car n’avons-nous pas, nous aussi, le même désir, la même exigence : nous voulons savoir non pas ce qui s’est passé, mais ce qui va se passer. La rentrée sera-t-elle « chaude » ? Le Caq-40 franchira-t-il la barre des 5000 ? En septembre, Carla va-t-elle devenir maman ?... Bigre… C’est bien difficile. Cherchons plus facile.

Un exemple ? La météo. Ça c’est facile, parce que même Météo France se livre à des prévisions saisonnières. « L’été sera chaud, avec une période orageuse après le 15 août. Attendez vous à rencontrer brumes et brouillards en automne, et des phénomènes glissants en janvier ».

Si encore on était à l’époque de Rabelais, et qu’on en profite pour rire un peu. Mais non. Les messiers météo pontifient à qui mieux mieux là-dessus, sachant qu’ils répondent à une demande avérée : non pas « quel temps fera-t-il demain ? » Mais « quel temps fera-t-il après demain – voire même après-après demain ».

– Encore un exemple ? Qui sera le gagnant du Loto ?

Et la Pantagrueline pronostication : « Le gagnant du prochain tirage fera partie de ceux qui auront joué au Loto. »

Friday, August 01, 2008

Citation du 2 août 2008

L'imagination peint, l'esprit compare, le goût choisit, le talent exécute.

Duc de Lévis (1720-1787) - Maximes, préceptes et réflexions

1 – Science de l’action : savoir ce qu’on peut demander à chaque faculté, et ce qu’exige chaque stade de l’action.

L'imagination peint - Bien sûr avant de faire quelque chose nous devons l’imaginer, et pas seulement calculer ce que nous allons en tirer comme bénéfice. Mais elle devrait nous peindre les moyens utilisés autant, sinon plus que l’effet final. Le général qui commande l’assaut devrait imaginer aussi ses soldats éventrés par le sabre ou haché par la mitraille – au lieu d’imaginer seulement la cérémonie par la quelle il recevra son brevet de maréchal.

L’esprit compare - C’est là que nous devons faire appel à notre intelligence – ou si vous préférez à notre entendement. Mais s’il y a comparaison, c’est qu’il y a plusieurs projets en compétition, et donc un principe qui va guider notre choix.

Le goût choisit - Elégance et sens de l’esthétique : voilà les critères qui doivent guider le choix de l’action. Nous sommes bien au XVIIIème siècle, celui où la civilité règle toutes les actions, même guerrière (« Messieurs les anglais, tirez les premiers »). Ne rions pas trop fort : notre obsession du la rentabilité n’est guère plus justifiable, et en plus elle est bien moins présentable.

Le talent exécute - Pour finir, même si vous avez franchi les trois étapes précédentes, inutile d’insister si vous n’avez pas le talent.

Combien de ratages prétentieux auraient été évités si l’on avait eu la sagesse de laisser faire ceux qui ont le talent de faire ?

2 – Maintenant il s’agit d’utiliser ces principes dans les actes principaux de notre vie. Supposez que vous ayez l’intention de vous marier avec une jeune fille (un jeune homme) qui vient d’un autre milieu social. Votre amour vous permet de satisfaire aux trois premières exigences, bravo. Mais saurez-vous avoir le talent de vivre avec un(e) compagne qui chaque moment a un comportement qui vous choque – à moins que ce ne soit le votre qui le fasse ? Il ne s’agit pas de dire : l’amour nous donnera la patience de nous supporter mutuellement, parce que ça revient à ne rien faire – ce qui est effectivement possible, mais qui ne relève pas d’une science de l’action. Ici, pour agir, ce qu’il faut c’est le talent de s’adapter – ou de faire que l’autre s’adapte.

Mais le talent, on l’a ou on ne l’a pas.