Thursday, November 30, 2006

Citation du 1er décembre 2006

Ce que fait un homme c'est comme si tous les hommes le faisaient. Il n'est donc pas injuste qu'une désobéissance dans un jardin ait pu contaminer l'humanité; il n'est donc pas injuste que le crucifiement d'un seul juif ait suffi à la sauver.
Jorge Luis Borges - La forme de l'épée
Etrange et troublante pensée : trois moments, trois étonnements.
Premier étonnement : la co-responsabilité. Si les nazis ont été des bourreaux et des idéologues monstrueux, comment admettre que leurs crimes rejaillissent sur moi, qu’ils me souillent - pire que je me souille de leurs crimes ?
Deuxième étonnement : le péché originel serait donc justifié par cette co-responsabilité, comme si le péché d’Adam devenait mon péché, comme si la chute d’Adam était bel et bien celle de l’humanité - donc : la mienne aussi.
Troisième étonnement : la rédemption serait donc une évidence ? Borges nous la présente comme étant l’inverse du péché originel, une chute à l’envers si j’ose dire. Ce qu’il nous dit, c’est que, si l’on admet la co-responsabilité, alors on doit aussi admettre la rédemption. Comment comprendre cela ?
La réponse doit être cherchée selon moi dans l’idée de communauté humaine.
La faute dans le péché originel est : pas responsable, mais coupable (1) : je suis coupable du crime qu’a commis mon ancêtre, bien que lui seul en soit responsable. Je crois qu’on ne peut comprendre le péché originel sans admettre qu’Adam incarne l’humanité entière, parce qu’en choisissant la faute, il l’a choisie pour toute l’humanité (2).
Borges prend maintenant en compte la réciproque : du fautif condamné sans avoir rien fait de mal, on passe au coupable, pardonné sans avoir rien fait pour le mériter, pardonné par procuration. Comment cela est-il possible ?
Le caractère salvateur de la crucifixion ne s’explique que parce qu’elle est un sacrifice : dans le sacrifice, la souffrance qui est subie par l’un est bénéfique pour d’autres. Il n’y a pas de sacrifice sans don, c’est à dire sans altruisme. Le caractère particulier du sacrifice du Christ tient au fait que le pardon qu’il cherche, c’est celui de tous les hommes.
En effet, ce qui me paraît intéressant ici, c’est l’idée de communauté qui se profile derrière tout cela. Exactement comme pour le péché originel, on ne peut comprendre la rédemption sans comprendre que chaque homme incarne l’humanité entière, ou plutôt qu’il faut entendre l’humanité comme une essence qui ne se divise pas qui ne comporte pas de plus ou de moins, qui est entièrement présente en chacun (3). Si le Christ en sauvant l’humanité pécheresse, sauve tous les pécheurs, y compris moi, c’est que je suis l’homme que tous les hommes ont été, sont et seront.
Faut-il dire que cette conception de l’humanité peut valoir en dehors de tout contexte religieux ?
(1) On aura reconnu la disjonction entre responsabilité et culpabilité, déjà évoquée ici (message du 25 juin)
(2) C’est très exactement la conception sartrienne de la responsabilité. La différence, c’est que pour Sartre chaque homme, à chaque instant, se trouve dans la même situation qu’Adam.
(3) On retrouve ici l’origine de la conception kantienne de l’humanité ; voir entre autre le message du 7 juin

Wednesday, November 29, 2006

Citation du 30 novembre 2006

Donner aux uns, ça veut dire prendre aux autres.

Georges Wolinski

- Heureusement qu’il y a des riches pour donner aux pauvres ! Heureusement qu’il y a des Robin des Bois pour les aider à donner, au cas où ils n’y penseraient pas.

Wolinski nous donne un cours d’économie : donner et voler sont deux modes corrélatifs de la circulation de la richesse. Le moine et Robin des Bois font la même chose, la seule différence étant dans l’origine de ce qu’ils donnent : le moine donne ce qu’on lui a donné ; Robin donne ce qu’il a volé aux voleurs. Alors, on dira certes que le voleur ne donne pas toujours aux autres et que Robin des Bois n’est qu’une fiction. Bien sûr. Mais ce qui les oppose est moins fort que ce qui les réunit : c’est au marchand qu’ils s’opposent tous deux également. Le voleur comme le moine n’échangent rien ; l’un prend sans contrepartie ; l’autre donne sans contrepartie. En revanche, ce qui caractérise le marchand, c’est l’échange. Bilatéralité d’un coté ; unilatéralité de l’autre.

- Ouf, voilà le cours d’économie terminé. C’est la récré, vite dehors pour fumer sa clope !

- Pas si vite, jeunes gens ! Nous n’avons pas encore épuisé le contenu de la pensée de Georges W. : il semble bien, en effet, exclure que ce qu’on donne soit notre production. A-t-il raison ? Pourquoi, l’argent que je donne à un pauvre ne proviendrait-il pas de la vente de mes salades, produites dans mon jardin, par mon travail ? C’est qu’il imagine l’économie comme un jeu entre des partenaires qui font circuler les richesses entre eux, l’enrichissent des uns résultant de l’appauvrissement des autres ; un jeu gagnant-perdant, la quantité de richesse restant identique au cours du jeu. Une sorte tombola ou de Monopoly. Mais à ce compte il n’y aurait rapidement plus grand chose à donner, à moins d’aller piller les pays voisins

La question se déplace donc : de « Qu’est-ce que le don ? » (1), on passe à : « D’où vient la richesse ? ». On connaît la réponse de Marx (après celle de Stuart Mill, quand même !) : la richesse vient du travail humain : lui seul produit plus qu’il ne consomme. Pour qu’un échange apparaisse, il faut qu’il y ait excès d’un bien quelconque (même si la pénurie reste globalement une réalité). Qu’importe que le moine redistribue ses dons et Robin des Bois ses larcins. C’est toujours le produit du travail des autres qui circule, et si personne n’avait produit, personne ne donnerait et personne ne recevrait.

Alors, jeunes gens, vous avez compris le message ? Les pauvres à qui on fait l’aumône restent pauvres : pour s’enrichir il leur faut produire et entrer dans le jeu de l’échange entre producteurs, un jeu gagnant-gagnant cette fois. Au travail les feignants !

Vous avez compris ? Ça y est ! Vous êtes prêts pour la campagne des présidentielles.

(1) Voir citations des 7 et 8 juin

Tuesday, November 28, 2006

Citation du 29 novembre 2006

Il [Protagoras] dit en effet, n’est-ce pas, que l’homme est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui n’existent pas.

Platon -Théétète

L’homme est la mesure de toutes choses…S’agit-il d’anthropocentrisme ? (1) Peut-être, mais on laissera cet aspect de côté comme non pertinent dans le contexte, et secondaire pour notre propos. En réalité, il s’agit de relativisme, et plus particulièrement du relativisme épistémologique.

Relativisme épistémologique : La variété des opinions résulte du caractère conventionnel de la connaissance qui n’a d’autre réalité que de fixer arbitrairement des rapports entre des phénomènes perpétuellement changeants (cf. Héraclite) par un concept tenu pour vérité. Dans un autre contexte, on considérerait plutôt que Protagoras considère la vérité comme un rapport entre la pensée et la nature : elle ne peut donc être que changeante. C’est donc le sens de cette citation. Mais on serait tenté aujourd’hui de la lire autrement : je veux parler du relativisme moral.

Relativisme moral : faute d’une source transcendante qui les fonde, toutes les valeurs se valent. Il y a alors une pluralité de morales entre les quelles le choix est nécessairement arbitraire et subjectif. L’homme est la mesure de toutes choses signifie alors que l’individu est maître de ses évaluations, donc de ses choix. On devine le danger d’une telle croyance, qui d’ailleurs est très répandue : je connais beaucoup de gens qui ne comprennent pas que les opinions racistes ou antisémites ne soient pas couvertes par la liberté de penser et de dire ce que l’on veut. Comment affronter ce relativisme ?

De même que Popper propose de sortir du relativisme épistémologique par la mise en compétition des différentes hypothèses, de même on pourrait considérer les valeurs morales à partir des effets des actes qu’elles justifient. C’est au fruit qu’on juge l’arbre, c’est à leurs conséquences qu’on évalue les valeurs.

Mais je serais tenté de remonter un cran plus haut : plutôt que les conséquences, jugeons le principe qui gouverne le rapport entre nos buts (les valeurs) et nos moyens (les actions) : des religions jusqu’aux idéologies les plus variées, on bute sans cesse sur les mêmes horreurs. Dieu à servi à tout bénir (voir citation du 28 janvier) ; Marx et Lénine aussi. Ne faudrait-il pas dire alors que c’est la croyance que le bonté de la fin justifie n’importe quel moyen qui est la véritable erreur ?

Cette erreur porte un nom : c’est le fanatisme.
D’ailleurs, le fanatisme n’est pas une erreur : c’est une faute.

(1) Tout ce qui existe, n’existe que pour l’homme et ne prend de sens que par rapport à lui.

Monday, November 27, 2006

Citation du 28 novembre 2006

Sommes-nous si intéressants que nous devions infliger notre présence au monde futur à travers celle de notre progéniture ? Depuis que j'ai compris cela, rien ne m'attriste autant que cet attachement narcissique des hommes aux quelques molécules d'acide désoxyribonucléique qui sortent un jour de leurs organes génitaux.

Henri Laborit - Éloge de la fuite

Laborit fait sans doute allusion ici aux thèses néo-darwiniennes selon les quelles le ressort secret de tout être vivant (la volonté de vivre de Schopenhauer) est de diffuser ses gènes à travers sa descendance : l’homme recherche la femme féconde, la femme cherche l’homme robuste, chacun veut faire des enfants et qu’ils survivent pour engendrer à leur tour, ce qui veut dire : transmettre les gènes qu’ils ont reçu et ainsi perpétuer leurs aïeux. La science a relayé la morale, qui depuis longtemps fait de la fécondation la justification de la sexualité.

Faut-il donc se soucier « du plat souci de la propagation de l’espèce » ? L’expression est de Sade, dont on sait qu’il ne considérait pas que le but de la vie était de procréer. Si on se tourne vers la Bible, on voit qu’effectivement la propagation de l’espèce est bien la justification de la sexualité : tout la monde connaît l’onanisme, presque tout le monde sait qu’on fait ici allusion au « péché d’Onan » (Genèse 38 :7 et 9). Mais contrairement à ce qu’on croit, il ne s’agit pas vraiment de satisfaction solitaire. Voici l’histoire : Onan avait reçu l’ordre du Patriarche Juda - son père - d’épouser Tamar - sa belle-sœur - qui était devenue veuve sans avoir eu d’enfant, afin de lui donner une descendance. Supposez que votre belle-sœur soit une mocheté ou que son caractère soit hyper-toxique : que faites-vous ? Hé bien, Onan, en présence de la dame, s’est masturbé, montrant ainsi qu’il préférait répandre sa semence sur le sol plutôt que de la féconder : l’onanisme est d’abord le refus de la procréation (1).

Généralisons : on comprend bien que ce refus soit un abominable péché parce que qu’il consiste à désobéir au Seigneur ; mais on ne peut oublier que la revendication d’Onan soit d’abord celle du droit de décider par lui-même d’engendrer ou de ne pas engendrer. Au fond, il s’est trouvé dans la même situation que les femmes qui ont revendiqué le droit à la contraception.

Avec Onan, la première méthode contraceptive de l’histoire humaine apparaît : c’est la masturbation.

(1) Quant à ce qu’il advint d’Onan, sachez que le Seigneur-Dieu l’a occis pour lui avoir désobéi. Mais l’histoire n’est pas finie : Tamar se déguise en prostituée, séduit Juda (= son beau-père) et conçoit ainsi un enfant. Croustillantes les histoires bibliques, hein ? Quand au péché des habitants de Sodome, je vous raconterai ça une autre fois.

Sunday, November 26, 2006

Citation du 27 novembre 2006



Miss.Tic - Paris - 13

En hommage à Miss.Tic, grâce à qui les murs du 13ème nous interpellent et se colorent d’un humour désabusé…

Qu’est-ce qu’elle a donc contre le temps, la Miss ? Le temps nous tromperait, tous autant que nous sommes, tromperie « en série » ? Mais quelle tromperie ? N’y aurait-il pas une inversion (du genre de celle qu’évoque Ronsard, voir citation du 27 avril) : le temps ne nous trompe pas, mais nous, nous nous trompons à son sujet.

Notre erreur est d’oublier que le temps passe, c’est d’ailleurs le thème épicurien par excellence : il y a urgence à vivre, car le présent devient passé, et l’avenir s’amenuise. La Parque nous guette avec ses ciseaux pour trancher le fil de notre existence. Oui, et pendant ce temps là nous faisons comme si nous étions immortels, c’est à dire comme si le temps n’avait pas prise sur nous. Pire : comme si le présent ne valait rien et que seul demain était important ; comme si le stock de « demains » était inépuisable…(1)

Ce piétinement du présent est solidaire d’une autre erreur : celle de l’éternel retour. Par exemple, l’année est découpée en séquences chacune ramenant à la séquence correspondante de l’année d’avant : bientôt Noël, avec toujours les mêmes petites lumières, les mêmes magasins bondés, les mêmes repas de famille… C’est le temps du mouvement circulaire dans le ciel étoilé, celui que Platon nommait : « L’image mobile de l’éternité » (Timée).

Voilà ce que veut nous dire Miss.Tic : le temps nous trompe, parce qu’il nous fait croire que son écoulement est éternel. Que son écoulement soit éternel : soit. Mais que ce qui s’écoule le soit aussi : non. Ce qui s’écoule vit et meurt. Ce qui s’écoule, c’est ma vie. (2)

Serial killer.

(1) Voir Pascal, citation du 17 avril

(2) Pas gaie Miss.Tic ? Mais si, voyez plutôt :



Citation du 26 novembre 2006

Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu'une idée vraie, mais complexe
Alexis de TOCQUEVILLE - De la Démocratie en Amérique, I (1835)
Tocqueville n’emploie pas le mot de propagande qui n’avait pas ce sens à l’époque (1) : mais c’est bien de ça qu’il est question. Toute fois, la propagande étant un vilain mot, on évitera de l’utiliser ici, et on le remplacera par le terme plus consensuel de « communication ». Mais, bon : c’est pourtant bien ça qu’on parle ici.
La propagande est une forme de l’art de convaincre. Comment convaincre ? Le seul procédé devrait être de dire la vérité. Voyez Spinoza( Pensées métaphysiques) : « – Les propriétés de la vérité ou de l’idée vraie sont :
1° Qu’elle est claire et distincte.
2° Qu’elle lève le doute »
La propagande a donc pour objectif de se substituer à la vérité pour provoquer cette adhésion. Pourquoi et comment ? Que faut-il en conclure ?
Pourquoi ? Parce que c’est plus simple de convaincre avec une fausseté claire qu’avec une vérité obscure. Contre l’idée claire et distincte de Spinoza et de Descartes ? Pas du tout : chez ces philosophes, la vérité n’apparaît qu’à celui qui a refait le cheminement qui mène à cette évidence (ex. : refaire la démonstration du théorème prouvant que les 3 angles d’un triangles sont égaux à 2 angles droits le rend évident). Bref, si vous ne refaites pas le cheminement, vous n’y comprenez pas grand chose. En revanche, l’idée « claire » assénée comme une évidence fera le même effet sans impliquer la vérité.
Comment ? La « langue de bois » en est un exemple bien connu. Il s’agit de remplacer les choses par des mots comme s’ils suffisaient à prouver l’existence de cette réalité. Ce qui compte, c’est que ce soit plus simple - et plus avantageux, propagande oblige.
Que faut-il en conclure ? Pascal disait qu’il est bon d’avoir une erreur commune qui réunisse les hommes plutôt que l’incertitude qui les disperse selon des hypothèses innombrables. Mais suivant le même raisonnement, Nietzsche affirme que notre goût pour la vérité tient justement à la sécurité de l’immuable : ce qui est vrai est considéré comme vrai pour tous et à tout jamais. Ce qui compte après tout c’est la concorde : que nous soyons tous d’accord. Et non de savoir sur quoi on est d’accord…
Quoi ? Vous n’êtes pas d’accord ???
(1) Propagande désignait encore en 1830 une association religieuse ou politique ayant pour but de diffuser une doctrine. C’est plus tard, par généralisation, que propagande a servi à désigner l’art de diffuser une doctrine.

Friday, November 24, 2006

Citation du 25 novembre 2006

Je pose en fait qu'un homme véritablement intelligent ne s'avise pas de vouloir être officier ou prêtre.

Paul Léautaud - Journal littéraire

A quoi tient la vocation ? S’agissant des prêtres je fais usage de mon joker. En revanche, pour les militaires de fréquentes campagnes de recrutement donnent du grain à moudre. Oubliés les sergents recruteurs d’autre fois ; aujourd’hui les campagnes d’affichage font miroiter les voyages, la formation professionnelle, les responsabilités, le secours aux autres, voire même la découverte de soi (1).

Entre le sergent recruteur qui ratisse des ivrognes pour en faire des soudards, et les campagnes de communication de l’armée visant à engager des techniciens supérieurs, où est la vérité ? Pourquoi devient-on militaire, si l’on ne se contente pas de la thèse de Léautaud ? Voyons les américains : leurs soldats sont :

  • des patriotes,
  • des gens qui recherchent un job bien payé,
  • des portoricains qui espèrent être naturalisés.

Seulement, voilà : la réalité est toute autre et la guerre en Irak l’a encore montré récemment : le rôle du soldat c’est de tuer et de risquer d’être tué. Tout le reste, le maintien de l’ordre, la sécurité, la paix à sauver, etc.. : tout ça, ce n’est pas la tâche spécifique du soldat. N’importe quel humanitaire, ou idéologue venu en ferait autant. La police les pompiers en font autant. Le soldat seul a un fusil mitrailleur. Et lui seul s’en sert.

La mort est son métier.

(1) Finalement, je reprends mon joker : je peux parler de la vocation des prêtres en parlant de la vocation des militaires : pour nos publicitaires, le soldat est le moine d’autre fois.

Thursday, November 23, 2006

Citation du 24 novembre 2006

La haine est certainement le plus durable des plaisirs : on se presse d'aimer, on déteste à loisir.

Lord Byron Le pèlerinage du chevalier Harold

On raisonne à perte de vue sur l’amour ; on oublie la haine. Et pourtant si rien n’est plus fugace que l’amour, rien n’est plus durable que la haine. Si la philosophie consiste à s’étonner de ce qui n’étonne personne, alors nous avons là de quoi commencer à philosopher…

En fait on se détourne de la haine, on n’en parle pas, on n’y « pense » pas, parce que c’est « vilain » de haïr ; notre culture chrétienne nous a appris que la haine était un péché, que nous devions éprouver de l’amour pour notre prochain, aimer jusqu’à nos ennemis.

Je ne crois pas me tromper en disant que Nietzsche est sans doute le seul philosophe qui ait donné un statut véritable à la haine : pour lui, son sens varie avec la force qui l’habite. La haine est alors un révélateur de la nature humaine : dis-moi comment tu hais ; je te dirai qui tu es (sans jeu de mot pour une fois). Sous une forme agressive, la haine est une force vitale, celle qui habite le « maître » (1) : elle est un excitant de la vie. Lorsqu’elle est rancœur morbide, elle devient haine de la vitalité ; Nietzsche l’attribue alors à « l’esclave » (1), celui dont la faiblesse produit cette rumination stérile, l’homme qui n’en finit jamais. Voilà donc la haine telle que nous la décrit Lord Byron.

Pourtant, il dit quelque chose de plus : la haine n’est pas seulement durable ; elle est le plus durable des plaisirs. On aimerait croire qu’il se trompe. Encore un effet de notre éducation chrétienne : le plaisir de haïr, ça existe. Vous ne me croyez pas ? La délectation de la médisance, ça vous dit quelque chose ? Le plaisir secret de voir l’ami - oui : l’ami ! - échouer ou connaître un malheur, ça, vous ne connaissez pas ? Comment ? Le malheur de l’ami est l’occasion de l’aider, votre bonheur c’est de lui prouver ainsi votre amitié ? Dit comme ça, c’est en effet plus présentable…

Deviendrais-je misanthrope avec l’âge ?

(1) Maître et esclave sont chez Nietzsche plus des concepts que des statuts sociaux. Sachant que les forces antagonistes que nous évoquons plus haut coexistent en chacun, on dira que le terme de « maître » désigne celui qui a su dompter en lui les forces réactives, et l’esclave est celui qui ne l’a pas fait. Voir message du 17 aout

Wednesday, November 22, 2006

Citation du 23 novembre 2006

« De conin, qui signifiait lapin en vieux français, mais désignait également le sexe féminin, ne demeure que le con. On a remplacé lapin par chatte. Le sexe est devenu carnivore. »

Roland TOPOR - Pense-bêtes

Un peu de lexicologie, histoire de garder la forme culturelle. A propos du sexe des dames, histoire d’avoir des lecteurs.

Pour aller vite, je dirai que la valeur métaphorique qui permet de comparer le sexe des dames à un lapin (fourrure) puis un une chatte (idem, à moins que ce ne soit pour ses surprenantes aptitudes à nettoyer cette partie de son anatomie ; mais alors on aurait une allusion à une pratique sexuelle et on serait plutôt dans la métonymie que dans la métaphore), ça ne m’intéresse que modérément.

En revanche Topor m’intéresse quand il écrit : « Le sexe est devenu carnivore ». Car on a là une obsession bien masculine, cause selon certains « psy » de bien des impuissances…

Ça s’appelle « vagina dentata », ce n’est pas un groupe de rock (rap ???), et ça vient du plus profond de la civilisation : les mythes. Chez nous il faut remonter aux sorcières, « bêtes au vagin denté » pour en entendre parler. Les anglo-saxons, plus prolixes font du sexe carnivore une résurgence du fantasme de castration, et vont même jusqu’à imaginer que les préservatif féminins sont des dispositifs anti-viols… Car le viol au féminin, c’est la castration.

Brrr…L’ambiance devient lourde, ne croyez-vous pas ? Pour l’alléger passons des dents à la bouche, et de la bouche aux lèvres. Et pour éviter de se lancer dans des propos trop scabreux, passons de Topor à Diderot. Si vous ne voyez pas ce qu’il vient faire ici, c’est que vous n’avez pas lu Les bijoux indiscrets. L’auteur y invente l’histoire d’un Prince qui possède une bague magique : lorsqu’il tourne le chaton ( encore !) de la bague à l’intérieur de sa main, alors qu’il est en présence d’une femme, celle-ci sombre dans la torpeur, et c’est son sexe (oui, le bijou est encore une autre façon de désigner le sexe des dames) qui se met à parler… Vous imaginez peut-être le pire ? Mais rassurez-vous : pas de pornographie, Diderot est trop raffiné pour cela. On a surtout droit à la révélation de la vie amoureuse de la dame sous l’angle de l’identité et du nombre de ses amants. Une sorte de Voici avant la lettre…

Bref que le sexe des dames soit plus bavard que glouton, voilà qui va rassurer les messieurs.

Tuesday, November 21, 2006

Citation du 22 novembre 2006

Athées : Quelle raison ont-ils de dire qu'on ne peut ressusciter ? Quel est le plus difficile, de naître ou de ressusciter, que ce qui n'a jamais été soit, ou ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d'y revenir ?

Blaise PASCAL - Pensées

Avec cette pensée de Pascal je ne prétends pas revenir sur l’athéisme (cf. message du 11 octobre), mais je souhaite interroger l’indifférence vis à vis de la naissance. Peut-on la considérer comme une mort « inversée » ? S’agit-il de passer du néant à l’être ? Si oui, alors Pascal à raison : c’est strictement impensable, en tout cas beaucoup moins pensable que la résurrection (c’est à dire : « que ce qui a été soit encore »).

Et pourtant, à moins de croire en la réincarnation, la question : « Où étais-je avant de naître ? » est une question redoutable. Les petits enfants, qui acceptent sans sourciller l’histoire de la petite graine - à moins que la cigogne ne les ait déposés dans le jardin - partent toujours de quelque chose qui existe déjà. Les chrétiens se posent-ils la question de la création de l’âme ? A la rigueur ils se posent la question de la pénétration de l’âme dans le corps du fœtus (évoqué lors des débats sur l’avortement et la fécondation in vitro) : y aurait-il donc un stock d’âmes, créées avec le monde, et dans le quel Dieu prélèverait lors de chaque naissance ? (1) Comment peut-on venir à l'être ?

Ne me regardez pas comme ça ! Moi non plus je ne sais pas… Ce que je sais, c’est que dans de nombreuses sociétés traditionnelles, c’est Dieu lui-même qui féconde les femmes, parce que justement la naissance est beaucoup trop miraculeuse pour être le résultat de l’accouplement avec l’homme. (2)

Accouplons-nous donc joyeusement, puisque c’est uniquement pour le plaisir et non pour la propagation de l’espèce.

(1) Si vous trouvez cette hypothèse impie et ridicule voyez la théorie de la préformation évoquée par Leibniz : la semence d’Adam contenait, emboîtée en elle comme des poupées russes, toute l’humanité

(2) Voir le cas des célèbres Trobriandais in : Malinovski - La vie sexuelle des sauvages du Nord-ouest de la Mélanésie. Téléchargeable : http://classiques.uqac.ca/classiques/malinowsli/vie_sexuelle/vie_sexuelle.html

Monday, November 20, 2006

Citation du 21 novembre 2006

Au rebours des autres siècles qui pratiquèrent la torture négligemment, celui-ci, plus exigeant, y apporte un souci de purisme qui fait honneur à notre cruauté.
Emile CIORAN Syllogismes de l'amertume -1952
C’est vrai que Cioran se trompe s’il croit que les siècles passés ont ignoré la recherche d’une torture rationnelle, mesurée et calculée. Sous l’Ancien Régime, la question était un acte judiciaire réglementé : tant de peintes d’eau à faire absorber au prévenu ; tant de coups de fouet au coupable, etc.. (1)
Mais il ne se trompe pas hélas pour ce qui est de notre époque. Georges W Bush a fait voter par le Congrès le Military Commissions Act : ce nouveau texte interdit la torture lors des interrogatoires. Oui, mais il laisse aussi au chef de la Maison Blanche le soin de préciser les méthodes d'interrogatoire qui seront effectivement utilisées, et qui pourront être des techniques « alternatives », légitimant un peu plus l'usage de la torture par les agents de la CIA. Comprenne qui pourra…
J’ajouterai simplement que Cioran, adepte du pessimisme, voit juste lorsqu’il montre que le progrès de l’humanité est celui de la rationalité et de la rigueur … dans la cruauté. La sauvagerie du soudard qui pille et viole est dépassée. Voyez la Bosnie où les Serbes ont pratiqué le viol politique, destiné à ruiner toute possibilité pour leurs adversaires de revivre normalement après la fin du conflit. La torture n’est donc pas uniquement l’expression d’une pulsion violente et sadique ; elle n’est donc pas seulement l’expression de la bête humaine. Elle est aussi la conséquence de la disqualification de l’autre comme être humain, sa transformation en chose. Et alors, il importe peu que la torture soit mutilante ou simple interrogatoire « musclé ». Dans tous les cas l’humain a disparu, et la victime n’est rien de plus qu’un morceau de fer ou de bois, à limer ou à fendre.
On connaît le poncif du film évoquant les atrocités nazies : le führer des SS assiste à la torture sauvage d’un prisonnier dans son bureau, et il caresse en même temps son chat. On fait à l’homme ce qu’on ne ferait pas à un animal.
(1) Lire là-dessus, Michel Foucault Surveiller et punir, le chapitre 1 consacré au supplice de Damien.

Sunday, November 19, 2006

Citation du 20 novembre 2006

La virilité ne s'éprouve pas avec une femelle, elle se prouve entre mâles.

Jean-Luc Hennig - Le bestiaire érotique

Belle idée….

L’erreur à éviter : la virilité se trouverait dans le pouvoir de séduire les femmes. L’homme viril n’est pas un séducteur ; c’est un guerrier. Parce qu’il faut plusieurs hommes pour qu’ils se sentent virils : non seulement en célébrant leur puissance commune, mais aussi s’affrontant entre eux.

Vous voyez ce que je veux dire ?

La virilité ne s’éprouve qu’en se prouvant ; et elle se prouve par la violence. C’est comme ça. Vous voulez des preuves ?

1ère preuve : l’homme est un primate


2ème preuve : dans le cerveau, chez le mâle humain le centre de l’activité sexuelle active aussi celui l’agressivité.

3ème preuve : dans les prisons françaises, 96% des détenus sont des hommes.

Les français sont particulièrement virils.

Saturday, November 18, 2006

Citation du 19 novembre 2006

Enrichissez-vous !

François GUIZOT - Discours à la Chambre des députés, séance du 1er mars 1843,

Qu’on me permette, juste pour une fois, de prendre comme objet de réflexion ce sur quoi elle s’exerce d’habitude : la citation.

Une citation apparaît souvent comme une formule, plutôt lapidaire, à la quelle nous accordons une signification évidente, que nous soyons d’accord ou non avec elle. Mais surtout, une citation a un auteur, je veux dire qu’elle a été prononcée par quelqu’un, qui avait l’intention bien arrêtée de la formuler. Or, c’est parfois - souvent ? - faux.
Voici un exemple. La formule de Guizot est célèbre entre toutes. A cause d’elle, on a fait de Guizot un apôtre du capitalisme sauvage, on l’a identifié avec celui que Marx appelait « l’homme aux écus », celui qui ne connaît que « la froide loi de l’argent » (Capital livre I). Erreur ! Voici maintenant le texte d’où provient cette citation :

« Il y a eu un temps, temps glorieux parmi nous, où la conquête des droits sociaux et politiques a été la grande affaire de la nation ; la conquête des droits sociaux et politiques sur le pouvoir et sur les classes qui les possédaient seules. Cette affaire-là est faite, la conquête est accomplie ; passons à d'autres. Vous voulez avancer à votre tour ; vous voulez faire des choses que n'aient pas faites vos pères. Vous avez raison ; ne poursuivez donc plus, pour le moment, la conquête des droits politiques ; vous la tenez d'eux, c'est leur héritage. À présent, usez de ces droits ; fondez votre gouvernement, affermissez vos institutions, éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez la condition morale et matérielle de notre France : voilà les vraies innovations ; voilà ce qui donnera satisfaction à cette ardeur de mouvement, à ce besoin de progrès qui caractérise cette nation. »

Ce mot, qui n'a pas suscité de commentaires à l'époque où il a été prononcé, a été utilisé bien plus tard par les ennemis politiques de Guizot pour discréditer le gouvernement de juillet : autant dire que la « citation » est venue « habiller » une idée déjà là, pour la quelle on avait besoin de la « caution » d’un auteur précis. Et tant pis si ce qu’on lui fait dire n’a rien - ou presque - à voir avec le contexte.

Voilà donc ma question : lorsque nous relevons une citation comme importante, n’est-ce pas avec la plus grand insouciance quant à son authenticité, étant tout juste occupé à rechercher la garantie d’un auteur prestigieux ? Ne serions-nous pas mieux inspirés de nous en passer ? A moins que…
… à moins que nous disions, avec Jorge Luis Borges, « A elle seule, la vie est une citation. »

Friday, November 17, 2006

Citation du 18 novembre 2006

Qu'un ministre veille sur ses paroles. Il lui vaut mieux faire vingt sottises qu'en dire une.

La Beaumelle - Mes pensées ou Le qu'en dira-t-on - 1752

La Beaumelle ne connaissait pas les plateaux de télévision, mais il avait pressenti l’influence des medias. Les paroles sont plus dangereuses que les actes, et les dérapages verbaux des hommes politiques (le dernier en date : Georges Frêche (1)) nous le montrent aisément.

Bien entendu, l’auteur se place dans l’optique de la conservation du pouvoir, et non dans celle de la réussite de sa mission de Bien Public. Mais, même dans cette perspective, on reste surpris : comment les actes auraient-ils moins de poids que les mots ?

On est en effet tenté de relier cette affirmation avec l’actuelle campagne électorale. Dans cette période, on peut le comprendre facilement, le discours a plus d’importance que les actes, vu que les actes c’est pour plus tard et que les électeurs doivent se décider sur le discours. Pourtant, dans la citation qui nous intéresse, il s’agit de ministres et non de candidats, des hommes qui agissent et non de ceux qui promettent.

Mais il y a plus. Les actes sont de compréhension difficile : comment savoir si un acte est une sottise ? Bien des sottises se sont révélées avec le temps être des mesures judicieuses ; bien des décisions jugées opportunes par l’opinion publique, se sont révélées plus tard catastrophiques. C’est dans la réalité historique que se déploie l’action du politicien. En revanche, les paroles sont pour la consommation immédiate ; leur effet s’épuise dans le présent - à moins de considérer que les retombées ultérieures de l’acte ne ravive leur propos d’alors et ne leur donne une couleur désastreuse (2).

Le drame aujourd’hui, si l’on s’en tient aux ministres évoqués dans la citation, c’est qu’ils ne peuvent se taire : ils ont l’obligation de communiquer. Tout l’art du ministre est alors de faire une sottise sans que cela transparaisse dans ses propos. Voire même : en la rattrapant par ses propos.

(1) http://www.liberation.fr/actualite/politiques/217680.FR.php

(2) C’est Georges W Bush, à la veille du passage de l’ouragan Caterina, disant à la télé, à l’intention des habitants de la Louisiane : « Nous allons prier pour vous »

Thursday, November 16, 2006

Citation du 17 novembre 2006

C'est dans la lenteur qu'éclate la majesté humaine. De préférence sur une surface horizontale. Louis XIV n'allait jamais à bicyclette.

Alexandre VIALATTE - Chroniques de La Montagne - 14 janvier 1964

« Louis XIV n'allait jamais à bicyclette ». C’est malin ça… Et quand il faisait l’amour à la Montespan, était-ce avec une majestueuse lenteur ?

Le témoignage le plus sérieux là dessus, c’est dans la musique qu’il se trouve. Qu’on écoute les Entrées des Ballets de Lully : on y trouvera effectivement cette lenteur majestueuse ; et on se rappellera que Louis XIV avait lui-même chorégraphié certains d’entre eux. D’ailleurs la danse (= le ballet baroque) est bien une manifestation de la majesté, empruntant à la cérémonie certaines de ses figures. De surcroît, la danse est l’effacement de l’effort, légèreté non seulement du geste, mais aussi du corps : le danseur se déplace comme sur une « surface horizontale ». Ici, cette faculté de se mouvoir sans effort, est une image de la puissance. Mais revenons à la lenteur.

La lenteur est effectivement un signe de la majesté : elle signifie que le Roi ne se meut pas dans la même temporalité que le commun des mortels. Comme le pensait Bergson, chaque être ou chaque réalité a sa propre temporalité (« Il faut attendre que le sucre fonde » disait-il) : celle des seigneurs n’est pas celle des roturiers.

N’y aurait-il pas une leçon pour nous pauvres roturiers ? Ici, la lenteur n’est plus un signe de distinction : elle résulte d’une modification de l’écoulement du temps. La lenteur est une distension de l’instant, elle produit un instant suspendu qui ne finirait jamais ou du moins, le plus tard possible. C’est donc une manière de faire durer l’instant, de le rapprocher autant que faire se peut, de l’éternité.

A la même époque, Boileau déplorait justement la brièveté de l’instant :

« Hastons-nous ; le Temps fuit, et nous traîne avec soy.
Le moment où je parle est déjà loin de moy
. » (1)

L’erreur de Boileau, c’est de chercher dans la hâte le moyen de mieux vivre l’instant (2). Il n’a pas su comprendre pourquoi « Louis XIV n'allait jamais à bicyclette ».

(1) Nicolas BOILEAU- Épîtres - III

(2) Voir la citation de Paul Fort, message du 3 janvier, et celle de Ronsard du 27 avril

Wednesday, November 15, 2006

Citation du 16 novembre 2006

« Il est facile d'imiter les hommes de science. Leurs découvertes sont transmissibles, celles des artistes ne le sont pas. La contemplation prolongée de la Joconde ne nous donne pas le talent de Vinci. Mais, si un savant de génie invente la poudre et qu'il en donne la formule, tous les imbéciles en font : ils nous l'ont bien prouvé, et ce n'est pas fini. »

Marcel PAGNOL - Notes sur le rire

[Marcel Pagnol avait-il lu Kant ? C’est un fait qu’on trouve exactement le même point de départ dans la Critique de la faculté de juger, § 46-47. Si Pagnol ne tire pas cette idée de son propre fonds, alors Kant n’est pas un génie puisqu’on peut l’imiter. Il est alors un homme de science, et donc la philosophie elle-même est une science. Evitons ce débat épineux…]

Pagnol nous dit : les imbéciles n’ont pas inventé la poudre. Ça ne les empêche pas, hélas, de pouvoir l’utiliser. Or, aujourd’hui que voit-on ? Que la fabrication des armes atomiques est à la portée d’Etats dont la recherche scientifique est le dernier des soucis, parce que cette élaboration est devenue une recette qu’on trouve même sur Internet pour peu qu’on la recherche (1). C’est donc, ainsi que le laisse supposer notre citation, le caractère propre à la science d’être transmissible qui justifierait (notez l’emploi du conditionnel !) l’ésotérisme.

Platon, dans sa célèbre Lettre VII, condamne la diffusion des savoirs : la science doit être divulguée uniquement à ceux qui en sont dignes, c’est à dire capables de comprendre et capables d’utiliser ce pouvoir avec sagesse. Les sectes ésotériques (y compris la franc-maçonnerie) subordonnent la possession de leurs mystères à l’évolution spirituelle de l’initié : à tel degré d’évolution correspond telle révélation.

Radicalement opposée à cette attitude, la philosophie des Lumières en faisant de la Raison le critère de l’humanité a totalement disqualifié l’ésotérisme, ainsi qu’en témoigne l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : s’ils écrivaient aujourd’hui l’Encyclopédie, c’est là qu’on trouverait la recette de la Bombe !

On favoriserait donc la dissémination de l’arme nucléaire en fonction des principes du rationalisme issu des lumières ?

Ahmadinejad, l’Islamiste, n’aurait donc plus qu’à remercier nos encyclopédistes ???

(1) Je crois me rappeler que l’Union Européenne elle-même aurait diffusé l’ensemble des procédés utilisables pour enrichir l’uranium et en tirer l’arme nucléaire.

Tuesday, November 14, 2006

Citation du 15 novembre 2006

On dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire.

Spinoza - Ethique, Livre 2 (préface)

Pouvons-nous considérer l’espèce humaine comme une espèce à part dans le genre animal ? Sommes nous non seulement une espèce différentes de toutes les autres espèces dans la nature, mais aussi séparés de la nature ? Dans le débat actuel sur l’écologie, débat qu’on semble décidé à prendre au sérieux, on s’interroge sur la responsabilité de l’espèce humaine dans l’altération du milieu naturel, et on entend dire que nous avons détruit ce qui pourtant rend notre vie possible. Certains, comme Spinoza, considèrent que l’homme est une espèce comme une autre : l’homme ne détruit pas la nature, il en tire parti tout comme le termite ou le troupeau d’éléphant. C’est à dire : conformément à ce que la nature a fait de lui.

Ceci nous aide à poser le problème qu’on occulte dans le débat actuel : ce qui se passe sur terre aujourd’hui est-il une radicale nouveauté ou bien n’est-ce qu’un nouvel épisode dans une longue histoire qui se répète ? L’espèce humaine fait-elle autre chose que ce que les autres espèces animales ont toujours fait ? Une espèce en remplace une autre, tout n’est que cycle dans la nature, et d’ailleurs les changements que nous observons dans le climat ne sont-ils pas un cycle de plus dans les cycles du climat ? Disons les choses autrement : quelle rupture la modernité a-t-elle introduit dans la nature ? Je ne reprendrai pas ici les considérations sur cette modernité (voir citation du 6 juin) ; je me demanderai simplement : est-ce que ces changements font de l’homme, par rapport à la nature, un « empire dans un empire » ?

Une réponse serait à chercher du côté de philosophes comme Bergson, et plus encore, comme Theillard de Chardin : pour celui-ci, la création ne s’est pas achevée le 7ème jour. Lorsque Dieu a cessé de créer, il a transmis son pouvoir à l’homme. Ce que l’homme invente, ce qu’il crée, il le fait grâce au pourvoir de l’intelligence que Dieu a insufflée en lui. Le travail des hommes n’est autre que cette extériorisation de soi par la quelle la créature se glorifie elle-même, tout comme son Créateur dans la Genèse.

Autrement dit, la rupture dont nous parlons était inscrite, dès le début, dans le projet de la Création : elle correspond au moment où le pouvoir des hommes sur la nature s’affranchit des lois de celle-ci. Et ce moment n’est que le passage à la limite de la mission des hommes : poursuivre et parachever la création.

Dieu a crée la nature ; l’homme la transforme.

Monday, November 13, 2006

Citation du 14 novembre 2006

Avant tout, il faudrait ruiner dans l'esprit de nos maîtres une certaine idée de la discipline, idée fausse qui égare: c'est l'assimilation à quelque degré de la discipline scolaire à la discipline militaire.

F. Buisson - Article Discipline du Dictionnaire de pédagogie d'instruction primaire

La discipline dans les écoles a désormais d’ardents défenseurs, jusque dans les rangs des hommes politiques de gauche, certains se proposant même de la rétablir manu militari. Ferdinand Buisson dont le nom est sans doute le plus répandu au fronton de nos écoles est un adepte de la modération : l’écolier n’est pas un enfant de troupe, la discipline doit être limitée à ce qu’il faut pour que la vie commune et le travail de chacun soit possible dans la classe. Rien de plus. Pour lui, la discipline est un mal nécessaire : mal parce qu’il s’agit de brider « la liberté, la spontanéité, la gaieté de l'enfance » ; nécessaire toutefois, parce qu’aucune société ne saurait s’en passer. Et voilà la discipline ravalée au rang de règlement de la vie collective.

Ce n’est pas parce que Ferdinand Buisson passe pour un grand pédagogue qu’il serait le seul à avoir une idée sur ce que la discipline doit être. Voyons ce qu’en dit Kant: « La discipline est simplement négative ; c’est l’acte par lequel on dépouille l’homme de son animalité. » La discipline est pour lui, par l’apprentissage du respect et de l’autorité, un moment particulièrement important dans le développement de l’enfant : celui par le quel il va sortir de la toute petite enfance pour accéder à l’apprentissage de la vie sous la conduite des adultes. Ainsi, il y a un âge pour discipliner l’enfant : admettons que ce soit l’âge de sa scolarisation. Mais surtout, selon Kant, au-delà de cet âge, il devient impossible de le faire : et voici le sauvageon

Vous voilà prévenu : il faut prendre parti. Etes-vous adepte de l’école kantienne ou de l’école « buissonière » ? (1). Le critère, à mon sens, tient dans le rapport qu’on établit entre l’école et la famille. Pour Ferdinand Buisson, la discipline est un aspect de la vie sociale qui est totalement différent de la vie familiale : ici liberté et gaieté ; là ordre et uniformité. Pour Kant, la discipline accompage un moment du développement de l’enfant : voilà pourquoi elle ne saurait être foncièrement différente à l’école et dans la famille. C’est là que la discipline cesse d’être militaire, car faut-il le rappeller, les militaires sont des adultes.

(1) On pourrait consulter aussi Durkheim que je n’ai pas ici la place d’évoquer (sa position étant assez proche de celle de Kant). Voir en particulier L’éducation morale, aux PUF (coll. Quadrige)

Sunday, November 12, 2006

Citation du 13 novembre 2006

Définition - Le hasard est la rencontre de deux séries causales indépendantes. Cournot

Définition - Le destin, [selon les stoïciens], c’est la solidarité des causes. Gilles Deleuze

Le hasard supprime l’idée de cause : comme tel, on ne peut rien en dire ; il peut néanmoins être décrit comme la rencontre de deux séries causales indépendantes. L’exemple classique est celui de la tuile qui tombe du toit sur la tête du passant : celui-ci n’était pas là par hasard - admettons qu’il passait tous les jours à cet endroit pour aller à son travail. La tuile ne tombe pas par hasard non plus : le vent soufflant en tempête ce jour-là suffit à expliquer sa chute. Le hasard, c’est la rencontre d’une série causale sociologique - la présence du passant - et d’une série causale météorologique - la tempête - rencontre qu’on ne peut justifier de quelque façon que ce soit.

Peut-être dira-t-on qu’on n’a fait que reculer le hasard d’un cran : le mot s’applique alors l’interférence des causes. Soit. Ceux qui ont voulu exclure le hasard ont justement exclu l’indépendance des causes : cf. la définition du destin selon les stoïciens, que synthétise Gilles Deleuze. On apprend ainsi qu’il y a une condition de possibilité au hasard : il implique une certaine vision de la nature, qui la fragmente en régions indépendantes. A l’inverse, voyez l’astrologie : pour elle, tout se tient et il y a un rapport entre ce qui se passe dans le ciel et ce qui se passe dans la vie individuelle.

Nous avons beaucoup de mal à admettre l’existence du hasard : est-ce parce que nous croyons à l’unité de la nature ? Mais peut-on sérieusement croire que tout le monde ait une philosophie de la nature ? Personnellement, j’en doute. En revanche, tout le monde veut que ce qui lui arrive ait un sens, et pour cela il ne faut pas que le hasard existe. Voyez l’homme qui a eue la vie sauve parce qu’il raté l’avion qu’il devait prendre et qui s’est « craché ». On dira : « Celui-là, c’était pas son heure… ». Comme si quelqu’un ou quelque chose avait décidé de l’heure de sa mort et que sa survie, n'étant pas le fait du hasard, signifiait quelque chose… Mais là encore, je ne dirais pas qu’il s’agit seulement de superstition, de croyance irrationnelle, de foi dans un ange gardien. Je crois qu'on refuse que ça n’ait pas de sens, parce qu'alors notre mort serait en événement accidentel, comme le tirage des boules du loto. Et ça voudrait dire que notre vie elle-même est contingente.

Saturday, November 11, 2006

Citation du 12 novembre 2006

Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l'étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?

Corneille - Le Cid (Acte I, scène 6)

Le dilemme…(1) On en reparle depuis que la commission bioéthique et vie humaine de l'évêché de Fréjus-Toulon a pointé du doigt le Téléthon, coupable selon elle de financer des recherches impliquant le tri des embryons, et donc d’encourager la pratique de l’eugénisme. Tout le monde saute au plafond, comme si on avait oublié les débats qui ont entouré le vote de la loi autorisant le diagnostique pré-implatantoire des embryons.

Débat : la quelle de ces deux situation rejetez-vous ?

« - Bonjour madame, voici deux embryons, l’un qui est sain, l’autre porteur d’une maladie génétique bien douloureuse et bien invalidante. Le quel choisissez vous ? - Monsieur, ces embryons ne sont pas seulement mes enfants, ce sont aussi les enfants de Dieu. Je les prends tous les deux. »

« - Madame, monsieur, les progrès de la science permettent aujourd’hui de sélectionner les enfants que vous désirez avoir. Finissez-en avec le hasard ! Ne vous en remettez plus à la nature pour faire des enfants ! C’est qui Huxley avait raison : le meilleur des mondes est pour aujourd’hui. »

Je vais peut-être vous frustrer mais je refuse d’entrer dans ce débat. Tout le monde veut - exige devrais-je dire - une réponse sûre et certaine, qu’il pourrait adopter, et qui lui permettrait de considérer l’affaire comme close. Or voilà : cette affaire-là, elle ne sera jamais close. L’Eglise est irresponsable de culpabiliser les pauvres parents qui essayent de ne pas donner naissance à un enfant handicapé. Mais elle a raison lorsqu’elle souligne que la sélection des embryons est une pratique condamnable parce qu’elle fait l’impasse sur le caractère sacré de la vie humaine (2). Comment choisir sans être en faute ?

Ma thèse c’est la suivante : le dilemme devant le quel on se trouve ici est le signe même de la vie morale : la stance du Cid, donnée en citation, elle là pour le rappeler. Lorsque je choisis l’une des deux positions, c’est avec la conscience aiguë du divorce que j’instaure entre mes principes et la réalité - ou : entre la réalité et mes principes. Le dilemme est solidaire de la condition humaine, nous vivons dans un monde qui n’admet pas nos principes, mais nous refusons de vivre sans ces principes

(1) Dilemme - Nécessité dans laquelle se trouve une personne de devoir choisir entre les deux termes contradictoires et également insatisfaisants d'une alternative.

(2) A condition d’admettre que l’embryon soit une personne = un débat peut en cacher un autre.

Friday, November 10, 2006

Citation du 11 novembre 2006

En lutte avec elles-mêmes et en guerre les unes avec les autres, elles [les sociétés humaines] cherchent visiblement, par le frottement et par le choc, à arrondir des angles, à user des antagonismes, à éliminer des contradictions, à faire que les volontés individuelles s'insèrent sans se déformer dans la volonté sociale et que les diverses sociétés entrent à leur tour, sans perdre leur originalité ni leur indépendance, dans une société plus vaste

Bergson - La conscience et la vie (1911)in l’énergie spirituelle

Ah ! … La guerre ! Irremplaçable et jamais finie.. (1)

Peut-on commémorer la Victoire sans faire l’éloge de la guerre ? Du moins de celle qu’on a gagnée (vous connaissez la plaisanterie du voyageur qui rentre d’Angleterre et qui dit : « Les anglais sont bizarres : il y a plein de noms de défaites dans les rues de Londres : Waterloo, Trafalgar.. »). Grâce à Bergson célébrons toutes les guerre, mêmes celles qu’on a perdues ; ou si vous préférez la guerre en général.

Dans cette conférence (si opportunément prononcée trois ans seulement avant de le déclenchement de la Grande Guerre que nous célébrons aujourd’hui) Bergson compare la guerre à la mer qui roule les galets sur la plage, les polissant peu à peu et, par les frottements, produisant des formes qui leur permettent de rester bien stables sur le rivage où ils ont finalement échoué. Transposez : les Etats-Nations se font la guerre parce que chacun veut annexer le territoire du voisin ; le guerre seule peut amener, peu à peu, chaque pays à déterminer et à accepter ces frontières (2). Au fond, ce que veut dire Bergson, c’est que la guerre est nécessaire pour qu’il y ait la paix ; et non pas, bêtement, parce que sans la guerre on ne saurait pas ce que c’est que la paix… Mais bien parce que l’équilibre qui y caractérise les rapports entre les Etats ne peut être atteint qu’à la suite d’un tel affrontement ; un peu comme, dans la horde sauvage, les jeunes mâles acceptent d’obéir au chef parce qu’ils ont fait l’épreuve de se force et de sa férocité.

Reste que Bergson imagine que la guerre aboutit à une communauté de sociétés, une sorte de fédération, et il ajoute même que les sociétés s’intègrent sans perdre leur originalité ni leur indépendance. Où est-ce qu’il a vu ça, Bergson ???

(1) Pour un autre éloge de la guerre, voir citation du 8 mai.

(2) Sur le rapport diplomatie/guerre voir le message du 23 juillet

Thursday, November 09, 2006

Citation du 10 novembre 2006

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé

Lamartine - Méditations poétiques

Encore une citation devenue un poncif, et qui pourtant est riche de surprise. Que l’absence du cher disparu retentisse sur les endroits qu’il fréquentait, on veut bien l’admettre. Mais c’est toute la réalité, le monde entier qui est pour ainsi dire pétrifié, stérilisé par cette absence. Et là on ne comprend plus.

On ne comprend plus … ou bien on demande à Freud. Voyez son article Deuil et mélancolie (publié à la suite de la Métapsychologie) : on dirait qu’il l’a écrit pour commenter ce vers de Lamartine. Le deuil est la réaction à la perte d’un être aimé : Un seul être vous manque. Cette réaction est caractérisée « par un état d’âme douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur - dans la mesure où il ne rappelle pas le défunt -, la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour … l’abandon de toute activité qui n’est pas en relation avec le défunt » (p. 149) : et tout est dépeuplé.

Voilà le correctif qu’il faut apporter à la pensée de Lamartine : ce qui est dépeuplé, c’est le monde de la réalité, celui qui continue d’exister après la disparition de l’être aimé. Autrement dit, le deuil est caractérisé par un abandon de la réalité : c’est ce qui nous explique que dans cette affliction, ce ne sont pas les souvenirs qui sont touchés : on pourrait rechercher les lieux de souvenir comme des moyens de réanimer comme une présence du disparu. C’est le nouveau paysage, le sublime monument découvert pendant un voyage qui perd tout intérêt, parce qu’il suppose que je sois disponible pour de nouvelles joies, que j’aime ce qui ne me parle pas du disparu. En langage freudien, il faut que la libido se retire de l’objet disparu pour se réinvestir dans un nouvel objet (= la réalité). Et ça, c’est ce qu’on appelle le travail de deuil.


(1) Il faudrait le dire aussi de la mélancolie : je vous laisse le soin de le retrouver dans le texte de Freud (Métapsychologie réédité chez Folio-Essais)

Citation du 9 novembre 2006

Pour le baiser nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites.

Marcel Proust - Le Côté de Guermantes (lire le texte ici)

Il en a des idées le P’tit Marcel ! Comment baisait-il ? (Pas de mauvaises idées je vous prie !)
Le baiser, comment ça marche ? (1)
Vérification avec Rodin :





Vu comme ça, difficile de se prononcer : sûr que les narines n’ont rien à faire dans cette histoire, de même que les yeux. Admettons donc qu’on pourrait en tirer autre chose s’ils étaient faits autrement. Mais les lèvres, sont-elle mal faites ? Et d’abord, « mal faites » pour faire quoi ? Car Proust ne nous dit pas ce qu’il en attend.

Brève histoire du baiser. A l’origine, le baiser est d’abord fusionnel : chez les mystiques, c’est l’union de deux êtres par le mélange de leur souffle. En effet, l’âme étant d’abord le souffle (rappelez-vous : le Seigneur-Dieu anime la statuette représentant Adam en lui soufflant dans les narines), pour que ça marche il faut que ce soit un baiser sur la bouche. Or que se passe-t-il dans la réalité ?

Dans ce baiser, les bouches sont perpendiculaires l’une à l’autre - vérifiez sur la statue de Rodin. C’est ainsi que leur contact ne peut pas être absolu : il y a toujours les coins qui dépassent, produisant un défaut d’étanchéité. Or, on l’a vu, le baiser qui voudrait être fusionnel devrait faire des amants un seul être, animé d’un seul souffle, n’ayant donc qu’une seule bouche : et c’est là que le nez fait tout rater ! Comment voulez-vous unir, lèvre à lèvre, deux bouches sans que les nez n’entrent en conflit ? Il a raison, Marcel, notre anatomie nous rend incapable de réaliser ce baiser dont les mystiques rêvent, celui qui unit les âmes dans le mélange des souffles.

Alors, c’est vrai que les spécialistes du bouche à bouche ont élaboré une technique qui permet de contourner la difficulté. Mais n’oubliez pas qu’ils opèrent sur un être inanimé, qui ne réagit pas, et qui offre des lèvres dociles dans la mollesse d’un corps inconscient. Ne me dites pas que c’est ça que vous espérez de votre amant(e)…

(1) Sur le rôle de la moustache dans le baiser, voir la citation de Montaigne du 7 mai 2006

Tuesday, November 07, 2006

Citation du 8 novembre 2006

Ce n’est pas des hommes qu’il [le Misanthrope de Molière] est ennemi, mais de la méchanceté des uns et du support que cette méchanceté trouve dans les autres.

Jean-Jacques Rousseau - Lettre à d’Alembert.

Le misanthrope est un philanthrope excessif : il se fait une si haute idée de l’humanité qu’il en rage de voir que chaque homme en particulier est incapable, par négligence, de concrétiser cette essence sublime. Et voilà Alceste qui critique durement ses amis au point de s’en faire détester et de créer autour de lui le désert qu’il va finalement lui-même réclamer, comme refuge pour oublier la déception que ses semblables provoquent en lui. La misanthropie dont nous parlons ici n’est pas simplement une pathologie psychologique (l’atrabilaire de Molière) mais une posture morale qui, en rehaussant l’espèce humaine, rabaisse les individus. Peut-on échapper à ce paradoxe ? Demandons à Kant une solution.

D’abord, pour Kant, l’humanité est l’essence pure de l’homme, face à l’animalité qui se trouve également en lui. Bon. Mais le chien ne porte-t-il pas, lui aussi, la « caninité » si on veut appeler ainsi les caractéristiques de son espèce ? Bien sûr, et donc chaque chien coïncide avec cette essence, récapitulant en lui-même ces caractéristiques ; en revanche, chez l’homme, l’humanité n’est qu’un modèle sur le quel il doit régler ses actions : aucun être humain ne coïncide parfaitement avec les plus hautes perfections de son espèce.

Il ne faut pas s’en désoler comme le misanthrope, mais il faut inlassablement appeler nos semblables à se comporter avec la dignité que leur confère leur humanité. Kant appelle cela : le respect de soi. Celui qui ne respecte pas l’humanité qui est en lui va - par exemple - considérer son propre corps comme un instrument dont il peut disposer à sa guise. Exemple ? Le suicide : « Il n’est pas permis de disposer de soi et de sa vie comme d’un moyen, et d’être ainsi l’auteur de sa mort. » (La religion dans les limites de la simple raison) … et la « souillure de soi-même par la volupté » (Doctrine de la vertu).

Dur-dur, d’être un homme …

Monday, November 06, 2006

Citation du 7 novembre 2006

Avant notre venue, rien de manquait au monde ; après notre départ, rien ne lui manquera.

Omar Khayyâm

Philosophe et mathématicien du XIème siècle dans l’empire ottoman, Khayyâm est connu pour avoir célébré les femmes et le vin ; un épicurien musulman quoi… Ici il nous interpelle sur l’importance de notre vie : si nous n’avons pas à croire que le monde boitait avant notre venue, nous n’avons pas non plus à croire qu’il souffrira de notre absence. Autrement dit, l’histoire ne s’intéresse pas aux individus, elle ne connaît que les masses ; le grands hommes n’existent que pris dans cette pâte et façonnés par l’évolution qui les a rendus possibles. Tout le reste n’est que prétention.

Pour ceux qui s’intéressent au sens de la vie, le message est également limpide : le sens de ta vie est dans ta vie. Pas avant, bien sûr, et surtout pas après. Le sacrifice du héros, l’ambition du chef d’Etat, la patience du paysan qui agrandi son domaine, tout cela n’est qu’illusion : nos enfants n’en ont rien à faire de ce que nous avons été, et s’ils apprécient ce que nous avons fait pour eux, c’est à leur façon qui ne coïncide peut-être pas avec le message que nous avons voulu leur transmettre ; ils ont autre chose en tête que de rendre un culte à leurs ancêtre. Ou plutôt, si : lorsqu’ils leurs rendent un culte, c’est qu’ils en ont fait des Dieux, c’est à dire tout autre chose que ce qu’ils sont réellement.

Mais en même temps, si rien ne dépasse de la durée de cette existence, ce que nous faisons n’a d’autres conséquences que celles que nous pouvons observer. Plus d’enfer à craindre ; plus de paradis à espérer. L’enfer et le paradis sont sur cette terre, à nous de savoir nous orienter.

Car bien sûr, il est possible de croire que le sens de la vie soit après le vie. Mais c’est dans un autre monde que s’inscrit cet après, dans L’autre monde ! Encore faut-il qu’il existe. Voyez là dessus le pari de Pascal ; et vous remarquerez que, dans le pari, l’alternative est entre jouir de la vie en renonçant (le terme est impropre je sais) à l’autre monde, ou bien renoncer à une vie de jouissance et espérer en une vie meilleure dans l’au-delà.

Nunc est bibendum...(1)

(1) Nunc est bibendum, nunc pede libero / pulsanda tellus, nunc Saliaribus / ornare puluinar deorum / tempus erat dapibus, sodales. [Buvons, amis, buvons, sans que rien nous arrête ; /Ebranlons à l'envi la terre sous nos pas ; /Pour la table des Dieux il est temps qu'on apprête / De somptueux repas.] Horace, Odes I, XXXVII)

Sunday, November 05, 2006

Citation du 6 novembre 2006

Le rire est une triste infirmité de la nature humaine dont tout penseur devra s'efforcer de s'affranchir.

Hobbes

Je me permettrai d'établir une hiérarchie des philosophes d'après la qualité de leur rire

Nietzsche Par-delà le Bien et le Mal (aphorisme 294)

Alors on va dire : voilà bien les philosophes ; comment les prendre au sérieux alors qu’eux-mêmes, ne font que se quereller entre eux ?

Que Nietzsche se querelle avec d’autres philosophes et en particulier avec Hobbes n’a rien de surprenant. Que ce soit à propos du rire non plus : le rire est l’objet de débats philosophiques remontant au moins à Aristote. Car le rire est énigmatique. Le rire est une passion ; quelle est sa signification ? On sait que Bergson, consacre son essai sur le rire, non pas au rire justement, mais au risible. De quoi - ou pourquoi - rit-on ? (1)

Le débat pourrait être résumé (si tant est qu’un tel débat puisse l’être) ainsi : s’opposent deux conceptions - ou deux occasions - du rire : dans l’une le rire est le signe de la joie ou du bien-être (le rire du bébé) ; dans l’autre le rire est la réaction devant le ridicule de soi-même ou des autres. C’est ce dernier qui est le plus souvent objet de controverses.

Selon Hobbes, rire des autres, c’est se moquer d’eux, c’est être bouffi d’orgueil et c’est la preuve de la petitesse d’esprit du rieur. Le sage est celui qui refuse la tentation diabolique de rire des autres, parce que son rôle est de les aider à devenir meilleurs alors que la moquerie est stérile.

Selon Nietzsche, le sage est celui qui voit l’inanité des actions et des croyances humaines, son rire est moqueur, certes, mais c’est surtout la marque de la distance qu’il prend par rapport à eux. Tel Démocrite dont on dit que ses contemporains le prenaient pour un fou parce que, chaque jour il descendait au port, où on le voyait se tordre de rire devant l’absurdité des efforts qui s’y déployaient, le sage de Nietzsche affirme qu’on peut rire de tout ce qui est humain (2). Mais celui qui rit des autres ne rit pas de lui même : en tant qu’il est le rieur, il est au contraire très malin et donc il doit se prendre au sérieux (sauf à se dissocier en deux parties : une qui est risible, et l’autre qui rit).

On peut rire de tout … sauf du rire lui-même

(1) Voir aussi message du 25 janvier

(2) Voir le Gai Savoir - §1 - La Doctrine du But de la Vie

Saturday, November 04, 2006

Citation du 5 novembre 2006

Nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles

Paul Valéry - Variétés

Cette citation est peut-être la plus célèbre de Valéry. Issue des années 30, alors que l’idée que l’Europe traversait une crise morale sans précédent était encore très vivace et que Mussolini rêvait de ramener l’Italie à l’époque de l’Empire romain, elle matérialisait la peur que vivait l’Occident par rapport à son avenir.

A l’idée de quelle mort tremblerions-nous aujourd’hui ? Aujourd’hui, devant les catastrophes annoncées, un pôle sans banquise, des océans sans poissons, nous craignons plutôt notre propre civilisation. Par un renversement total des valeurs, nous allons chercher chez les sauvages d’hier des leçons de survie pour aujourd’hui tandis que la barbarie nous paraît secrétée par notre civilisation.

Ainsi, au lieu de craindre la mort de la civilisation, c’est la mort de la planète qui nous inquiète. Qu’est-ce que ça change ?

Responsabilité : hier : nous étions responsables de notre civilisation ; c’est notre indifférence devant les vraies valeurs qui entraînait sa perte. Aujourd’hui : on stigmatise notre indifférence et notre égoïsme devant la nature : les héros d’hier sont les criminels d’aujourd’hui. Buffalo Bill détruisant les bisons pour le plaisir du sport. On invente une nouvelle morale nous rendant responsable et de la nature et du futur (1)

Echelle : hier : notre civilisation n’est pas mondiale ; elle est entourée des sauvages et de leur barbarie. Les primitifs constituent une part de l’humanité. Aujourd’hui : La planète, voilà désormais notre pays : la pile usagée que je jette dans la rivière va empoisonner les pingouins de l’antarctique, le sac en plastique qui s’envole au vent va étouffer les tortues du côté des îles Galápagos.

Origine ou manière d’être de ce qui disparaît : hier, c’est la civilisation qui n'est que notre création, aujourd’hui c’est la nature tout entière.

Si Valéry revenait aujourd’hui, il écrirait : « Pourvu que notre civilisation soit mortelle »

(1) Voir Hans Jonas - Le principe responsabilité

Friday, November 03, 2006

Citation du 4 novembre 2006

Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer.

Marx - Thèses sur Feuerbach (1848)

Voici la 11ème thèse sur Feuerbach, la plus célèbre peut-être, à partir de la quelle Marx, rompant avec l’hégélianisme de Feuerbach, va élaborer sa théorie de la révolution (là-dessus, voir Althusser).

Qui donc souscrirait aujourd’hui à cette thèse de Marx ? Je veux dire : si nous laissons de côté la question de la stérilité de la philosophie, qui donc aujourd’hui estime nécessaire - ou souhaitable - de transformer le monde ?

Et d’abord, que signifie « transformer le monde » ?

- Prendre son fusil, élever des barricades et puis monter à assaut la chambre des députés (ou l’Elysée ou le building de TF1…). Ça, c’est la révolution.

- Manifester contre Total, pour la taxe Tobin, recycler ses déchets et se laver à l’eau froide. Ça s’appelle militer.

- Consommer tous les gadgets électroniques, ne se déplacer qu’en Jet, n’avoir pour patrie que le Japon. Ça, c’est vouloir accélérer la modernisation du monde.

Ma génération a voulu révolutionner le mode, elle n’a fait que militer. Je me rappelle en mai 68 à la Sorbonne, (ne fuyez pas je ne vais pas vous raconter ma guerre), un étudiant polonais haranguait l’amphi : « vous voulez faire la révolution, disait-il, alors êtes vous près à prendre une kalachnikov et à descendre dans la rue pour tirer sur les CRS ? ». Bien sûr qu’on n’était pas près pour ça. Alors on a milité…

Mais voyez-vous on a été trahis par l’histoire : non seulement elle a fait de l’URSS et de la Chine maoïste de tristes dictatures, mais en plus elle a poussé en direction de ce qu’on avait abominé : la consommation.

Alors, au lieu de finir héroïquement comme Hugo, le héros des Mains sales de Sartre, on a eu nous aussi notre American Express dans la poche, et notre 4x4 devant la porte.

Et vive la modernité.

Thursday, November 02, 2006

Citation du 3 novembre 2006

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulement d'eau au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Rimbaud - Le Bateau Ivre

Quelle différence entre la vraie poésie et les poésies médiocres ?

Je serais tenté de dire qu’avec la poésie le sens nous habite avant que nous l’ayons analysé. Je crois qu’il faut lire Merleau-Ponty pour le saisir cela – et peut-être Heidegger : de même que l’intention de signifier sous-tend et guide l’expression, de même il y a une intuition du sens déclenchée par l’expression poétique, qui sous-tend et guide sa compréhension. On est saisi par le sens avant de l’avoir compris. Si vous ne me croyez pas, lisez ce quatrain, lisez tout le Bateau ivre, lisez tout Rimbaud, tout Baudelaire, etc…

Les mauvaises poésies… Pourquoi en parler, puisqu’elles sont mauvaises ? En plus comme elles sont multiples il nous faudrait des pages et des pages pour en terminer le pitoyable inventaire. Aussi, je me contenterai de pointer une caractéristique de ces ennuyeux poètes, qui montre de quelle façon ils singent la poésie. Ils nous infligent des poèmes faits de trois mots sur une page blanche : « Un mot en moins, disent-ils, est un mot de trop en moins. » C’est qu’ils savent que dans un poème le sens du mot est comme un malle au trésor avant qu’on l’ait ouverte : il est riche de tous les sens à la fois. Alors comme ils ne savent pas faire, ils réduisent les occurrences des mots, pour créer une tension par ces juxtapositions insolites : à charge pour vous, lecteurs, de boucher les trous en fabriquant le sens qu’ils n’ont pas su créer ! Même s’il faut se casser la tête pour y arriver. Do it yourself !

Tout ça pour en arriver à ceci : la poésie, c’est ce qu’il y a de plus simple à lire, parce qu’elle est comme la musique : elle vous prend aux tripes sans qu’on l’ait voulu, sans qu’on l’ait cherché, parfois même quand on ne le voudrait pas.

D’ailleurs, n’est-ce pas l’effet de ces vers du Bateau ivre ?

Wednesday, November 01, 2006

Citation du 2 novembre 2006

Le cuissage a-t-il donc réellement existé ?

Geneviève Fraisse - Droit de cuissage et devoir de l’historien - Clio, 3-1996

A cette question posée par une éminente historienne, nous apportons en guise de réponse ce bouleversant document, recueilli à la sortie d’un hyper de banlieue.

- Hé ! Bonnie… Ecoute ce qui m’est arrivé hier soir.

Il était 5 heures, je venais de fermer ma caisse quand Mouloud - tu sais, Mouloud, le vigile ? - vient me voir : « Monsieur De La Derrière veut te voir, qu’il me dit. File vite, sinon gare à toi. »

De La Derrière, tu sais, le DRH ? Ce type au cachemire rose, un type drôlement efféminé, une vraie chochotte…

Bon, j’arrive - il est derrière son bureau, assis en biais sur son fauteuil, l’air bizarre, tu vois ?

Alors il me dit : « Asseyez-vous, mademoiselle. Je sais que votre travail est apprécié, vous êtes bien notée par votre manager, et j’aimerais vous donner dans nos magasins une place mieux en rapport avec vos compétences. Toutefois, avant cela, j’aimerais vous connaître un peu mieux… » - Là, Bonnie il marque une pose, comme un type qui chercherait un boniment pas facile à dire. Il reprend : « Oui, nous devrions faire un peu plus connaissance. Voudriez-vous venir un week-end dans ma propriété en Normandie ? J’aurai alors un contrat qui contiendra une bonne surprise pour vous. »

Tu m’entends, Bonnie ? Ce type me propose une promotion canapé ? Lui ??? Attends un peu, tu vas comprendre. Je lui réponds : « Monsieur De La Derrière, je ne sais pas ce que vous voulez de moi. Mais je vous dis que mon copain, il aimera pas que je parte en week-end avec vous… Ça, pas du tout ! » Il répond : « Votre ami, il est champion de Body-Building, à ce qu’on m’a dit ? - Oui, que je réponds sans méfiance. - Il s’appelle comment ? - Tony. - Hé bien, que Tony vienne lui aussi, je serais ravi de faire sa connaissance. Je crois même qu’il pourrait vous aider à bénéficier d’une promotion dans notre entreprise. - Comment ça, monsieur De La Derrière ? - Vous savez, mademoiselle, quand on est gentil avec moi, je deviens aussi très gentil… Je vous verrais bien chef de rayon. »

Alors, t’as compris Bonnie ? La promotion, c’est pour moi, mais le canapé, c’est pour Tony !