Sunday, April 30, 2017

Citation du 1er mai 2017

Mon attention, dit un inspecteur de fabrique anglais, fut attirée par une annonce de la feuille locale d'une des plus importantes villes manufacturières de mon district, annonce dont voici le texte : « On demande de douze à vingt jeunes garçons, pas plus jeunes que ce qui peut passer pour treize ans. Salaire, quatre shillings par semaine.
Karl Marx – Le Capital (1867)
(Livre 1, ch 15 : Réaction immédiate de l’industrie mécanique sur le travailleur – Appropriation des forces de travail supplémentaires. Travail des femmes et des enfants)

Comme d’habitude, la Citation-du-jour se contentera aujourd’hui 1er mai d’astiquer ses baskets pour aller défiler contre les exploiteurs et leurs complices politiques. Toutefois, il serait pertinent de savoir contre quoi lever le poing. Car par exemple, à protester contre la mondialisation, ce qu’on risque c’est de voir les anciens modes d’exploitation revenir chez nous, alors qu’on les a délocalisés au Bengladesh – ou ailleurs.


Enfant porte-charbon
Car, inutile de le souligner je l’espère : le texte de Marx date de 1867 et il concerne l’Angleterre.


- Au fait, les Whirlpool d’Amiens : vous avez pensé à réclamer une augmentation de salaire pour vos camarades polonais ?

Saturday, April 29, 2017

Citation du 30 avril 2017

Je crois encore qu'on pense à partir de ce qu'on écrit et pas le contraire.
Aragon – Je n'ai jamais appris à écrire
Cette idée sur la quelle je suis revenu déjà plusieurs fois éclaire un mystère : d’où vient la pensée ? Ou si l’on veut : en quoi consiste la création ? Mais éclairer un mystère ce n’est pas le résoudre : c’est seulement mieux voir pourquoi ça fait mystère.
Disons encore pour mieux souligner l’enjeu de cette question que l’affirmation d’Aragon ne concerne pas seulement le poète génial ou le philosophe profond. Elle confirme que chacun, aussi bien celui qui parle en toute simplicité que celui qui cherche ses mots, ne sait vraiment ce qu’il pense qu’au moment où il l’exprime.
Je sais bien que certains écrivent en tirant la langue comme un écolier malhabile, qu’ils cherchent comment dire ce qu’ils veulent dire. Ceux-là, ils savent bien ce qu’ils ont à dire, mais ils ne savent pas comment le formuler (comme monsieur Jourdain qui sait bien quel compliment il veut faire à la marquise, mais qui ne sait pas comment le tourner). Mais en réalité ce qui cause tout ce trouble, c’est le travail de traduction, car leur pensée est déjà exprimée dans leur esprit – certes mal exprimée, avec des trous à boucher, des mauvaises tournures qu’il faut redresser, mais ils savent bien de quoi ils parlent.

Alors d’où est-ce que je pense ? En formulant ainsi la question, je fais semblant de reprendre l’injonction entre protagonistes de débats quelque peut lacaniens (« D’où tu penses, toi ?! ») ; mais en réalité c’est une véritable image qui s’impose à moi, celle d’un cratère au fond de ma conscience d’où jailliraient des images, des pensées, pas forcément adaptées, mais toujours imprévues. On l’aura compris bien sûr : c’est une question qui s’impose encore plus lorsque rien ne vient.

Comme dit Nietzsche le « je » du « je pense » est bien trompeur…

Friday, April 28, 2017

Citation du 29 avril 2017

O tout ce que je ne dis pas / Ce que je ne dis à personne / Le malheur c'est que cela sonne / Et cogne obstinément en moi.
Aragon – Le fou d’Elsa
Qui donc pense en moi ? Quelle est donc cette pensée tout faite, toute armée, toute exprimée qui ne demande même pas à être proférée pour exister ?
C’est l’expression d’un désir refoulé, un désir dont l’existence nous trouble et nous blesse : savoir que c’est nous qui désirons une chose que nous jugeons abominable, comme de s’unir à sa mère ou manger de la chair humaine comme l’ont osé les héros tragiques de la Grèce. Seulement, si ce désir a été refoulé chassé de notre conscience, il n’en continue pas moins d’exister, de se renforcer, de demander à s’exprimer, à se montrer – par les images du rêve ou par les lapsus de la parole éveillée. Si montrer à qui ? A moi, en qui il exprime une nature criminelle et que je réprouve – et qui pourtant est la mienne.
Car, voilà : ce qui cogne obstinément en moi, c’est moi-même, ou du moins cette forme prise par moi-même un certain jour, un certain temps.
Oui, Descartes l’avait dit « JE pense, donc JE suis » –  et pourtant, comme certains (Lacan) le suggèrent « Ça pense en moi », étrange chose qui est moi et qui ne dit pas « Je ». Et alors on comprend mieux cette souffrance dont Aragon dit qu’on ne peut s’en défaire, que ne pas la dire à autrui ne l’empêche pas d’être honte et angoisse. L’inconscient peut bien avoir sa logique et ses désirs qui lui sont propres ; il n’en est pas moins moi. Je ne peux m’en détacher comme ce passant dont Platon nous dit que, croisant sur son chemin des cadavres suppliciés et ne pouvant s’empêcher de les regarder, dit « Allez mes yeux, repaissez vous de ce bas spectacle ! » (1)
Oui, si j’ai tant de souffrances à ces non-dits, c’est que c’est bien ma propre voix qui parle alors, et que pour m’en détacher il ne suffit pas de les entendre, ces mots et de les voir ces images. Il faut encore les accepter – c’est à dire accepter d’être celui qui a voulu et désiré tout cela ; qui l’a été mais qui ne l’est plus – ou pas !
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(1) Voici le texte : « Pour l’avoir jadis entendue, j’ajoute foi à l’histoire que voici : que donc Léontios, fils d’Aglaïôn, remontait du Pirée, le long du mur du Nord, à l’extérieur ; il s’aperçut que des cadavres gisaient près de chez l’exécuteur public : à la fois il désirait regarder, et, à la fois, au contraire, il était indigné, et se détournait. Pendant un certain temps il aurait lutté et se serait couvert le visage ; mais décidément dominé par le désir, il aurait ouvert grand les yeux et, courant vers les cadavres : « Voici pour vous, dit-il, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! » Platon, République, IV, 439 e-440 d

Thursday, April 27, 2017

Citation du 28 avril 2017

Songez qu'on n'arrête jamais de se battre et qu'avoir vaincu n'est trois fois rien / Et que tout est remis en cause du moment que l'homme de l'homme est comptable / Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut d’épouvantables / Car il n’est pas toujours facile de savoir où est le mal où est le bien.
Aragon – Les poètes

Victoire !
Quelle victoire ? Où est-elle ? A quoi la reconnaît-on ?
1 – Il y a la victoire sur l’ordre des choses, comme l’alpiniste qui parvient au sommet d’une montagne : il a vaincu l’Everest ! C’est donc une victoire.
2 – Cette victoire de l'alpiniste, c'est aussi une victoire sur lui-même : le vainqueur s’est battu contre lui-même comme s’il était un autre. S’il a souffert, c’est parce qu’il le voulait bien, et que c’était une expression de sa liberté. Le mal enduré devient alors un bien.
3 – Mais une victoire c’est aussi et peut-être surtout ce qu’on remporte sur autrui, à son détriment dans la mesure où l’autre voulait aussi la gagner : il y a eu compétition, un vaincu est nécessaire pour qu’il y ait un vainqueur. Quoi de plus normal ?
Oui, mais on peut aller plus loin : compétition implique combat et donc des coups reçus et puis donnés. Peut-on souhaiter la victoire si c’est au prix de souffrances infligées aux autres ? Oh, certes on verra tout de suite qu’il est des compétitions dans les quelles on ne voudra pas de la victoire si c’est au prix du mal fait aux autres. On va sans problème tricher pour perdre quand on joue avec un petit enfant qui ne le supporterait pas. Certes –  mais normalement on admet que faire le mal est possible quand c’est dans une compétition dans la quelle l’autre a, par avance, accepté de le subir. Et sans parler de compétition, la guerre est une situation où détruire l’ennemi est la règle, car tel est le prix de la victoire – ou du moins de la survie.
Sauf que dans ces cas-là, faire le mal est en quelque sorte lavé du péché : on ne l’a pas voulu directement, ce n’est qu’une condition annexe, adventice, quelque chose comme un dégât collatéral. D’ailleurs à la guerre on ne tue plus les ennemis : on les neutralise. Le jour où on pourra les rendre inoffensifs provisoirement, le temps de les désarmer (par exemple avec des gaz spéciaux) alors tout ira bien. On peut aussi dire que le mal doit être proportionné à l’attaque redoutée. Est-il permis de tuer des petits enfants rien que pour « neutraliser » les terroristes qui se cachent derrière eux ? Ce serait une monstruosité.

C’est là qu’Aragon reprend la parole : où est la victoire quand on doit faire le compte des souffrances infligées à l’ennemi ?

Wednesday, April 26, 2017

Citation du 27 avril 2017

- Pour le baiser nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites.
Marcel Proust - Le Côté de Guermantes (cité le 9/11/2006)
- Emotion, grand frisson, sur la bouche. / Attention, sur la bouche, embrassez-vous / Encore, encore, encore, encore. / Stop ! / Big Bisou Big Bisou !
Carlos – Big Bisous


Emmanuel et Brigitte Macron le 23 avril, au soir du premier tour de l’élection présidentielle

De tous les baisers, celui donné sur la bouche est de loin le plus expressif, même quand, comme ici, la bouche reste fermée. Toutefois il faut avouer que c’est quand même bien embarrassant que d’avoir un nez en cette occasion. Alors que Rodin avait, comme n’importe quel couple trouvé la parade en faisant incliner la tête de ses embrasseurs (cf. le Post cité), ici on voit les Macron affronter gaillardement le conflit des nez, au grand détriment de celui de Monsieur tout à fait écrasé dans cette affaire.
Et alors ? direz-vous. Quelle importance ? Qu’ils fassent comment ils veulent et passons à autre chose. Ici, on n’est pas chez Gala quand même ! Certes – toutefois je voudrais observer que cette embrassade si peu photogénique semble avoir été improvisée et pour le dire, un peu rapidement expédiée.

Car, relisons les paroles de la chanson de Carlos : le Big bisou doit durer tant qu’on peut, tant qu’on veut et ne pas apparaître comme ici comme un baiser furtif, entre deux portes – ou au coin de la rue. Un baiser sur la bouche, c’est du sérieux, ça se prépare et ça se fait proprement. Voyez le célèbre baiser de François Hollande et de Valérie à la Bastille le soir de l’élection du Président :


Voilà le travail : on y croit quand même un peu plus.

Quoique : ne serait-ce pas un baiser superficiel, donné sur le coin des lèvres, juste pour la galerie ? Même s’il est plus esthétique que celui des Macron peut-être est-il moins sincère ?