Monday, May 31, 2010

Citation du 1er juin 2010

L’Angleterre a eu beaucoup de Colbert, mais pas un seul Sully.

Arthur Young – Voyages en France – Année 1788 (Editions Taillandier p. 240)

Permettez que, profitant de la réédition récente en livre de Poche du Journal d’Arthur Young depuis si longtemps épuisé, j’ajoute à la citation déjà faite hier une autre pour aujourd’hui,.

Arthur Young nous renseigne – parfois comme ici sans même le vouloir – sur certains aspects de la France d’ancien régime ; mais il nous renseigne aussi sur celui de l’Angleterre.

Young fait cette réplique à des hôtes français qui s’étonnent en apprenant que son voyage d’étude en France, dans la mesure où il a pour but d’améliorer l’agriculture anglaise, ne soit pas subventionné par le Gouvernement anglais.

– Quoi, lui dit-on, on ne vous paye même pas vos frais de voyages ?

Et Young de répondre que l’argent public en Angleterre finance le développement de l’industrie, mais pas celui de l’agriculture. Ou, comme il le dit : de l’argent pour Colbert mais pas pour Sully.

Je passe sur la différence de traitement entre agriculture et industrie sur laquelle je ne suis pas suffisamment informé. Par contre j’observe qu’en 1788, époque qui nous semble à des années lumière (sans jeu de mot) de nous, les français ont déjà cette certitude : on ne peut faire quelque chose pour le bien public sans subventions publiques. Et qu’à la même époque – déjà – les anglo-saxons quand à eux ne pensent même pas à en obtenir.

Je passe aussi sur la polémique consistant à savoir si cette disposition est une chance ou une malchance : après tout chacun a eu son développement au cours de ces deux siècles écoulés, et nous admettrons que le bilan reste égal en terme de développement économique.

Par contre, ce qui me frappe, c’est la constance des attentes du peuple vis-à-vis du pouvoir politique, c’est l’enracinement dans un passé beaucoup plus lointain qu’on ne pense de nos revendications actuelles.

Comment comprendre l’attachement des français à leur service public, à leur protection sociale – voire même à leur système de retraite – sans cette mise en perspective ?

Sunday, May 30, 2010

Citation du 31 mai 2010

Il y a une grande différence entre un bon et un mauvais médecin, mais il y en a très peu entre un bon médecin et pas du tout.

Arthur Young – Voyages en France – Année 1787 (Editions Taillandier p. 164)

On peut considérer en lisant la date à la quelle fut écrit ce passage que Young vise l’état d’arriération où était encore restée la médecine en 1787 : en effet si les médecins étaient tout juste bons à hâter la mort de leurs patients, mieux valait ne pas en avoir du tout (1).

Mais on peut se dire aussi – en lisant l’ouvrage de Young – que ce qu’il exprime là est directement inspiré par sa conception libérale de la vie et de la société. La nature est selon lui le meilleur moyen de conserver la santé, et le rôle de la médecine est de faciliter son influence. Autant dire qu’elle doit être essentiellement hygiéniste.

Le Journal de voyage en France est à cet égard instructif : Young y reproche d’une part à la noblesse française de négliger de faire fructifier son domaine agricole ; et, d’autre part, à l’organisation de la propriété de maintenir presque partout le métayage qu’il rend responsable de la misère paysanne. Contre quoi il faut comprendre que la fertilité du sol et l’enrichissement des paysans est la condition du progrès.

La propriété privée généralisée stimule l’activité industrieuse et donc l’enrichissement. La richesse est bonne car elle est le facteur essentiel du progrès social sous toutes ses formes (2). La révolution dont rêve Young est celle qui renverserait cette paresseuse noblesse de France pour mettre à sa place une autre noblesse, soucieuse de rendre fertile la terre et qui mobiliserait pour cela les agronomes au rang des quels se compte justement Young.

Il serait néanmoins injuste de dire qu’Arthur Young se contente de prêcher pour sa paroisse. De fait il nous permet de mesurer l’écart qui s’est creusé entre deux civilisations en pleine mutation : la française et l’anglaise.

Car, alors qu’en France les élites pensent au progrès des Lumières et imaginent un Etat composé de Citoyens-Philosophes, en Angleterre on recherche dans la science les procédés qui vont développer l’industrie et favoriser le commerce. D’un côté le progrès des consciences ; de l’autre celui des banques (3).

Même si tout ça est bien poussiéreux aujourd’hui, qui donc prétendrait que l’opposition entre ces deux systèmes est caduque ?


(1) On dit que Descartes, à l’agonie, a renvoyé le médecin dépêché auprès de lui par la reine Christine de Suède en disant que s’il devait mourir il mourrait plus heureux sans l’avoir vu.

(2) Le fameux enrichissez-vous ! de Guizot – au même titre que la fable des abeilles – doit être interprété dans ce sens.

(3) A ne lire que par ceux qui ronchonnent contre l’innocent auteur de ce Post : c’est vrai qu’en Angleterre on a aussi valorisé les lumières, même qu’on leur a donné un nom : Age of Enligtenment. Je ne fais que schématiser l’influence que ce mouvement qui a été incomparablement plus développé en France.

Saturday, May 29, 2010

Citation du 30 mai 2010


L'autre jour, au fond d'un vallon, / Un serpent piqua Jean Fréron ; / Que pensez-vous qu'il arriva ? / Ce fut le serpent qui creva
Voltaire – Epigramme
Voltaire utilise ici un procédé rhétorique (dont le nom m’échappe si vous connaissez, merci de me le dire) qui consiste à remplacer l’agresseur par sa victime, comme quand on dit qu’un homme particulièrement féroce a mordu son chien. Ici, l’idée est bien sûr que Fréron est tellement toxique, qu’il l’emporte dans ce domaine même sur le serpent. (1)
Mais si on y réfléchi un peu, on s’aperçoit qu’à dénigrer ses adversaires, il se pourrait bien qu’on leur donne une renommée qu’un silence digne ne leur aurait pas assurée. Qui peut croire qu’aujourd’hui quelqu’un de souviendrait de Fréron sans cet épigramme vengeur ? Qui donc – à part à Quimper – se soucierait d’en célébrer ma mémoire ?
En réalité, on peut dire que ce mécanisme est plus simple mais aussi plus retors : il s’agit d’un partage de la notoriété qui s’effectue toujours du plus notable vers le moins notable. Fréron, moins notable, jouit maintenant d’une célébrité qu’il doit à la stature de Voltaire qui l’attaqué. Mais l’inverse se produit aussi.
Voyez le dilemme pour les hommes politiques ridiculisés par des humoristes qui réalisent des chroniques à la radio. Je donne l’exemple de Stéphane Guillon, dont le billet d’humeur a courroucé Dominique Strauss-Kahn – nos lecteurs qui ne seraient pas informés de ces péripéties strictement franco-françaises pourront voir la vidéo ici. L’homme s’est rebellé, il a fait savoir combien cette attaque le blessait et combien elle manquait d’humour. Peine perdue ! Que croyez-vous qu’il arriva ? Ce fut Guillon qui fit péter l’audimat.

(1) Certains voudront appliquer le procédé pour exprimer leur propre rancœur. Les moins imaginatif diront : « Un serpent piqua ma belle-mère, Que pensez-vous qu’il arriva,…etc.». Banal.

Friday, May 28, 2010

Citation du 29 mai 2010

Quiconque jouit trop est bientôt dégoûté ;
Il faut au bonheur du régime.

Florian – Le Cheval et le poulain

En cette période de crise et de serrage de ceinture, le sacrifice suprême risque d’être une abstraction sans intérêt ; seul compte l’acceptation des réductions drastiques imposées au train de vie...

Voilà pourquoi, ça y est, c’est décidé : à la rentrée prochaine, dans les écoles, au lieu de lire la lettre de Guy Mocquet, on fera écouter aux enfants cette fable de Florian. On dit même qu’ils devront l’apprendre par cœur…

Avouez que c’est bien le moins qu’on puisse faire pour nous consoler en cette période de crise : apprendre que la privation est la condition de la jouissance et que le désir s’accroît quand l’effet se recule (1)

Voyez comme les choses changent : autrefois, en période de disette, le discours des autorités, tout imprégné de religion, était bien différent :

« Vos souffrances sont méritées : Dieu vous les inflige pour vous punir de vos péchés. Remerciez Le donc pour tout ce qu’Il vous fait endurer, car c’est la condition qu’Il a fixée pour obtenir votre pardon. »

Venue la période révolutionnaire, on a entendu autre chose :

« Citoyens ! La Nation a besoin de vous ! Donnez ce que vous possédez, donnez vos enfants, donnez votre vie. Mourir pour la patrie est le sort le plus beau ! » (air connu)

Certains protestèrent : ils voulaient bien mourir disaient-ils, mais pas de faim. Alors on leur rétorqua qu’aucun confort ne saurait leur apporter autant de joie que celui justement du sacrifice fait par amour pour la France.

Mais – autre temps, autres mœurs – aujourd’hui on entend un autre refrain. La jouissance par la consommation, nous dit-on est notre seule raison de vivre. Mais la sagesse nous commande de fuir le dégoût de la satiété : à trop consommer, le plaisir nous fuit. Quiconque jouit trop est bientôt dégoûté ; / Il faut au bonheur du régime

Réduisez votre appétit.

Et donnez ce qui vous reste au fisc.


(1) On aura reconnu l’étonnante citation de Corneille qui faisait déjà nos délices en mars 2006

Citation du 28 mai 2010

On est toujours ingrat pour le don du nécessaire, jamais pour le don du superflu. On en veut à qui vous donne le pain quotidien, on est reconnaissant à qui vous donne une parure.

Victor Hugo – Océan


Pour ceux qui cherchent des idées de cadeaux pour la fête de leur maman, voici déjà une indication : inutile de lui offrir un fer à repasser, ni un autocuiseur, ni une paire de pantoufles.

Offrez-lui plutôt un flacon de parfum ou une séance d’UVA chez l’esthéticienne du coin de la rue.

Attention ! Si vous avez bien compris la pensée de Victor Hugo, le parfum vous ne lui en offrez que si elle ne sent pas naturellement mauvais (beurk !), et chez l’esthéticienne vous ne lui offrez pas des séances d’épilation pour ses jambes poilues.

Plus sérieusement, le cadeau doit être superflu, c'est-à-dire complètement facultatif.

Facultatif, non seulement pour celui qui l’offre, étant entendu que rien ne l’y obligeait, mais aussi pour celui qui le reçoit. Quel plaisir aurait-on de recevoir en cadeau ce qu’on va de toute façon s’acheter demain ? Si le cadeau fait plaisir, c’est aussi parce qu’il est une surprise. Surprise, ça veut dire ce qu’on n’aurait pas pensé à acheter cela parce que justement on n’en avait pas besoin.

Je pense que cette citation de Victor Hugo éclaire aussi une pratique qu’on trouve un peu choquante : la revente des cadeaux sur eBay dès le lendemain de la fête (Noël, Etrennes, Fête des maman…). Après tout, si le cadeau doit être superflu, on peut fort bien s’en défaire – puis qu’il ne répond pas à un besoin.

Ce qui signifie que l’essence du cadeau réside dans l’acte du don : je veux dire qu’il est dans le geste qui offre, dans le moment où l’objet change de main. Le cadeau c’est d’abord et avant tout la situation qui le définit.

Je crois que c’est Roland Barthes qui disait qu’au Japon l’essentiel dans le cadeau c’était l’emballage. Hé bien offrez donc une boite vide – à condition que ce soit une jolie boite. D’ailleurs c’est bien ce qu’ont compris les parfumeurs puisque l’essentiel du parfum, c’est le flacon.

Thursday, May 27, 2010

Citation du 27 mai 2010

Celui qui n'est pas le plus grand artiste du monde avant d'avoir tracé une ligne, ne le deviendra jamais. On ne devient rien, pas même un imbécile, pas même un porc. On naît grand artiste comme on naît saint, comme on naît n'importe quoi, et l'éducation n'est qu'un discernement. Rien de plus. Il n'est pas permis à César de téter comme les autres hommes.

Léon Bloy – Le mendiant ingrat (Journal I 9 décembre 1894)



Il n'est pas permis à César de téter comme les autres hommes…

Comme je le faisais remarquer récemment, le plaisir de lire des citations comme celle-ci, c’est la surprise…

Je vous laisse apprécier l’exemple, et j’éviterai aussi d’entrer dans le débat entre l’inné et l’acquis : ce sera pour une autre fois.

Par contre j’insisterai sur l’affirmation que « l'éducation n'est qu'un discernement », tout en sachant que ça aussi, ça ouvre un débat pratiquement inépuisable.

Débat inépuisable parce que d’abord débat avec moi-même.

L’éducation discernement, je suis pour :

- Parce que c’est une liberté laissée aux enfants de devenir ce pour quoi ils se sentent faits. Inutile de dire au petit : « Tu seras pharmacien comme papa ! » (1). Laissez-le grandir en liberté et observer ce pour quoi il paraît d’avantage fait. C’est là que l’éducation doit commencer.

- Parce que ça revient à mettre l’enfant au centre du processus éducatif (comme disent nos pédagogues) – l’enfant et non la société, non l’exigence de l’économie, non l’ambition des parents. Etc…

L’éducation discernement, je suis contre :

- Parce que ça présuppose que l’être humain possède une nature déterminante, que nul ne peut franchir ses limites, et que l’éducation ne doit pas chercher le faire.

- Parce que l’enfant à sa naissance est déjà « fait pour » devenir quelque chose, qu’il a dans ses gènes inscrit son destin d’homme.

- Parce que ça exclut donc que « l’homme soit quelque chose qui est à dépasser » – Nietzsche.

Et ça exclut aussi que « l’homme soit cet animal qui doit se demander quel animal il va choisir d’être » – Sartre.


(1) Variante : « Tu seras supporter de l’O.M. comme papa ! »

Citation du 26 mai 2010

En te levant le matin, rappelle-toi combien précieux est le privilège de vivre, de respirer, d'être heureux.

Marc-Aurèle

Don’t worry, be happy….

Chanson deBobby McFerrin - Chantée par Bob Marley (écouter lire)



Allez : une fois n’est pas coutume : je ne vais pas vous scier le moral en commençant la journée.

En te levant le matin, rappelle-toi combien précieux est le privilège […] d'être heureux.

Oui, mais comment ne pas hausser les épaules devant de telles déclaration ? Si on vous dit : être heureux est un grand privilège, vous allez dire : pas besoin d’être un grand philosophe pour dire ça. Il vaudrait mieux nous dire comment faire pour jouir de ce privilège.

Hé bien, admettons que Marc-Aurèle l’ait fait ici même.

Comment cela ? Lisons ensemble si vous le voulez bien : En te levant le matin, rappelle-toi combien précieux est le privilège de vivre, de respirer [car c’est cela] être heureux. Voilà comment on passe du stoïcisme à l’épicurisme ! Mais en fait il n’y a pas des kilomètres entre ces deux doctrines, et c’est d’ailleurs une des raisons pour la quelle elles se sont si violemment combattues.

Respirer est un privilège qui comble de bonheur

Exemple : si vous avez la chance d’être un fumeur – un gros fumeur – vous allez pouvoir vérifier tout de suite l’exactitude de la pensée de Marc-Aurèle. Arrêtez-vous de fumer totalement pendant 15 jours. Si possible ne sortez pas de chez vous, ou alors seulement en voiture.

Puis allez à la campagne, ou dans un jardin public, là maintenant, dans les fleurs du printemps : respirez à plein poumon. N’est-ce pas le bonheur ?

Plus tard vous pourrez poursuivre votre entraînement avec la détentes de vos muscles, les sensations de battement du sang dans vos artères, etc…

Le bonheur, c’est ça. C’est pour tout le monde ; c’est tout le temps – tant qu’on vit.

Un dernier mot : Marc-Aurèle était empereur et il ne dédaignait pas de donner à ses concitoyens des conseils pour être heureux.
Que font nos empereurs modernes ? Tout pareil : travaillez plus – nous disent-ils – et [vous serez heureux] parce que vous gagnerez plus.

Le pied.

Citation du 25 mai 2010

Une heure d'ascension dans les montagnes fait d'un gredin et d'un saint deux créatures à peu près semblables. La fatigue est le plus court chemin vers l'égalité, vers la fraternité. Et durant le sommeil s'ajoute la liberté.

Nietzsche



L’erreur devant cette citation serait de croire que Nietzsche y considère la fraternité comme une forme de l’égalité – voire même comme un synonyme pur et simple.

Que la fraternité résulte de la fatigue qui rabote les différences entre les hommes, lorsque le plus fort et le plus faible tombent en même temps de fatigue, voilà une lecture hâtive et banalisante. Peut-être pas fausse, mais insuffisante.

La fraternité est selon Nietzsche une pseudo-valeur, de celles qui – comme l’égalité et la liberté – sont revendiquées par les faibles et les impuissants.

Regardez, nous dit-il : voyez dans quels cas la fraternité existe ! C’est quand le saint et le gredin sont au même niveau. Voyez dans quel cas une telle chose peut arriver : quand ils en sont réduits à l’impuissance.

Ça ne vous suffit pas ? Voyez encore l’égalité : si vous voulez savoir ce que c’est, alignez des cul-de-jatte sur une ligne de départ pour un 100 mètres. Vous aurez l’égalité.

Oui, mais, la liberté ? N’aurions nous pas avec la liberté une valeur que tout être humain pourrait revendiquer, une valeur que toute politique devrait inscrire au fronton de sa constitution ?

- C’est durant le sommeil [que] s'ajoute la liberté. Entendons que le royaume des songes est le seul où le désir trouve la carrière où il peut s’exprimer (1).

… A vous dégoûter de la démocratie.


(1) Lope de Vega avait dit la même chose (cf. Post ici).

Tuesday, May 25, 2010

Citation du 24 mai 2010

O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre! / Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons! / Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, / Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons!

Baudelaire – Les fleurs du mal – Le voyage VIII


On a peut être tort de citer ce passage qui clôt ce cycle de poèmes intitulé Le voyage, tant son sens est lié à l’ensemble des poèmes qui le précèdent (1)

J’ai dit : son sens – et non sa force.

Car qu’on le veuille ou non, si ce quatrain nous fascine tant, c’est que la mort y apparaît comme une aventure. Comme une façon de quitter un monde morne et ennuyeux pour des rivages plus mystérieux, plus excitant. Oui ! La mort est une aventure excitante, tâchons de ne pas louper le départ.

On pourrait se plaindre que j’attise le désir de suicide, que je pousse comme les gourous fanatiques du Temple Solaire à tenter « le grand transit vers Sirius » (cf. ici), voire même à s’asphyxier collectivement dans une voiture comme les japonais.

Loin de moi cette intention ! Mais j’observe que la pensée de la mort, considérée par les épicuriens (et beaucoup d’autres) comme une pensée mortifère et qui ruine l’existence, pourrait bien être un excitant de la vie. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire que mourir est réellement une expérience excitante. Mais que ce qui nourrit notre imaginaire peut fort bien plonger ses racines dans la part la plus obscure de notre vie, celle qui longe la frontière de la mort.

Du moins c’est bien ce que pensait Baudelaire – et je crois bien aussi Rimbaud.

(1) Tenons compte aussi du fait que nous avons là la fin du dernier poème des Fleurs du mal.

Citation du 23 mai 2010

Connais-toi toi-même. Maxime aussi pernicieuse que laide. Quiconque s'observe arrête son développement. La chenille qui chercherait à bien se connaître ne deviendrait jamais papillon.

Gide – Les nouvelles nourritures, p.224, Folio


Connais-toi toi-même : on sait que Socrate – selon Platon – définissait ainsi la sagesse, et qu’au lieu de faire croire que la sagesse consistait à percer les mystères de l’univers et des Dieux, il assignait à cette science suprême l’objet le plus proche : soi-même.

Gide ironise et feint de croire que la connaissance de soi est incompatible avec le développent de soi. Comme si on ne se connaissait pas justement au moment où ça bouge en nous ; au moment où ça se développe – bref au moment où ça nous surprend…

La connaissance de soi serait alors solidaire de nos mutations. La chenille prend alors conscience d’elle-même en devenant papillon.

En fait l’avantage de cette citation de Gide est de nous interroger sur la procédure : comment faire pour se connaître soi même ?

- Faut-il se regarder dans une glace ? Oui si on veut. Mais alors ce qu’on voit c’est toujours la même chose : son propre regard inquisiteur.

- Faut-il comme le suggère Aristote se regarder soi-même dans l’exemple de nos amis, puisque selon lui nos amis sont notre double ?

Cette page d’Aristote (1) mérite d’être relue : pour se connaître, il ne s’agit pas de s’observer comme dans le miroir, mais de se voir vivre, agir et réagir. C’est l’autre moi-même (mon alter ego mon ami, mon semblable – ou si on veut l’autre quelconque, l’individu lambda)) qui est révélateur, et la leçon qu’on peut en tirer c’est que avant que nous condamnions les autres ou que nous les admirions, ils sont d’abord des occasions de nous condamner ou de nous admirer en eux.


(1) Aristote, Les Grands livres d’éthique – 1213a (Traduction Catherine Dalimier ed. Arléa, p. 217)

Citation du 22 mai 2010

(Il) vaudrait mieux faire vouloir aux lois ce qu'elles peuvent, puisqu'elles ne peuvent ce qu'elles veulent.

Montaigne Essais, I, 23

Je veux chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être.

Rousseau – Du contrat social (Livre I, Préambule)


La loi ne peut édicter n’importe quelle obligation. Elle ne peut imposer ce qui est inaccessible, parce qu’elle ne peut transformer les hommes.

Dira-t-on que la loi ne cherche pas à opérer une telle transmutation, parce qu’en réalité elle ne prescrit pas ce qu’il faut faire, mais seulement ce qu’il ne faut pas faire ? Qu’elle nous donne des bornes à ne pas franchir ?

Pourquoi pas ? Mais là encore ces bornes doivent être compatibles avec la réalité ; les pays qui se sont essayés à réglementer les mœurs sexuelles des individus se sont heurtés à cette impossibilité ; et ceux qui ont voulu proscrire la consommation de substances excitantes ou hallucinogènes ont rencontré la même impossibilité. On dit que la prostitution est le plus vieux métier du monde. Croit-on que jamais aucun législateur ne s’est essayé à la proscrire ?

Oui, mais alors, à quoi bon des lois si elles ne peuvent imposer que ce qui existe déjà ? Si la loi doit se contenter de réglementer ce qu’elle ne peut empêcher, alors admettons que sa portée est loin de correspondre à la force qu’on lui suppose habituellement…

J’en étais là de mes réflexions quand m’est parvenue l’information concernant les « apéros géant » organisés sur tweeter. Je remarquais aussitôt l’embarras des autorités : voilà des manifestations qui leur échappait totalement, le loi n’ayant que peu de prise sur elles, simplement parce qu’elles paraissaient résulter de la spontanéité individuelle et non d’une entreprise véritablement concertée.

L’autorité peut agir que là où un pouvoir– ou plutôt un contre-pouvoir – lui fait face. C’est pour cela que la nature humaine avec ses caractéristiques silencieuses mais inexorables lui échappe radicalement.

Telle est la limite du champ d’action de la loi.

Thursday, May 20, 2010

Citation du 21 mai 2010

(Il y a) un certain respect qui nous attache, et un général devoir d'humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres et aux plantes.

Montaigne – Essais, II, 11

Je pourrais titrer ce Post : Montaigne, notre contemporain comme je l’ai fait pour La Fontaine, tant il apparaît que nos préoccupations actuelles (écologistes en l’occurrence) sont déjà présentes dans les Essais.

Nous avons donc un devoir de respect vis-à-vis de la nature, du brin d’herbe dans le pré jusqu’à ruminant qui le mange.

Toutefois, sur le plan philosophique comme sur le plan juridique ces déclarations de bonnes intentions font un peu difficulté : comment aurais-je un devoir vis-à-vis d’un être qui n’en a pas à mon égard ? Sur quoi fonder une telle éthique ? Ou si on veut sur quelles lois, sur quels principes construire un droit des animaux ?

Pour ce qui est du droit des animaux, je me contenterai de renvoyer aux textes des anglo-saxons qui sont bien en avance sur nous (1).

En philosophie, on a une vue assez large du problème et de ses solutions à travers l’histoire de la philosophie chez Elisabeth de Fontenay (2).

Il y a en gros deux fondements au droit des animaux :

– l’un qui consiste à dire qu’à travers l’attitude des hommes à l’égard du monde vivant se dessine celle qu’il doit avoir vis-à-vis de ses semblables, le respect de la nature vivante étant l’indicateur du respect que nous portons aux autres – en bref, que le respect de la vie animale est un problème finalement politique.

– l’autre qui développe une vision holiste (3) de la nature. Nous sommes des animaux parmi d’autres, ce que nous leur faisons nous le faisons aussi à nous-mêmes parce la nature forme un tout non compartimenté (4).

C’est ainsi que la citation de Montaigne reprend toute sa vigueur. Qu’avons-nous à faire des herbes des champs ? Ne sont-elle pas si éloignées de nous qu’on peut les détruire si elles nous gênent sans nuire à nous-mêmes ? Mais la nature est un tout : ce qui nuit aux herbes des champs nuit aux abeilles ; et ce qui nuit aux abeilles nuit aux arbres ; et ce qui nuit aux arbres nuit à nous-mêmes.

On ne peut faire couler le navire sans couler avec lui.


(1) Voir ici.

(2) Elisabeth, pas Geneviève, bande de nazes. Lisez plutôt son livre : Le silence des bêtes, chez Fayard (voir ici)

(3) Holisme (mot du jour) : Doctrine ou point de vue qui consiste à considérer les phénomènes comme des totalités (TLF)

(4) On trouve ça ne particulier chez les stoïciens.

Wednesday, May 19, 2010

Citation du 20 mai 2010

En Occident la jeunesse est désemparée ; l'une des raisons de son trouble est que l'on n'exige plus assez d'elle. La jeunesse avec raison exige qu'on exige.

Jean Guitton - Ce que je crois

Je connais certaines personnes qui vont lire cette citation avec un haussement d’épaules. On dira : la jeunesse (du moins celle d’aujourd’hui) se caractérise par sa mollesse et son attitude velléitaire. « Mon problème, c’est que je n’ai envie de rien » me disait un de mes grands élèves (=18 ans) alors qu’il venait de passer son bac et affrontait avec perplexité le choix d’une filière d’études supérieures.

Si notre jeunesse est molle, si elle abuse des produits illicites, si elle n’a de musclé que les deux pouces nécessaires pour activer les boutons de la console de jeu, à qui la faute ?

--> Si nous suivons Guitton, le problème ne serait pas imputable aux jeunes, mais à nous. A nous qui ne savons pas exiger suffisamment d’eux. Nous n’aurions pas su leur donner la feuille de route pour devenir un homme (1). Ou mieux encore : nous n’aurions pas pu être le modèle que nos enfants pourraient désirer reproduire…

Stop ! C’est là qu’on fait fausse route. Exiger, ce n’est pas nécessairement s’exhiber comme modèle. Comme le montrait le célèbre Jacotot (2), il n’est pas nécessaire de savoir lire pour aider un enfant à l’apprendre. Le maître d’école n’est pas seulement celui qui sait, il est aussi celui qui apprend aux enfants la rigueur de l’effort et l’exigence du résultat. C’est ça que les parents peuvent transmettre à leurs enfants.

Voilà donc ce à quoi on arrive : si cette leçon d’exigence est efficace, alors ça veut dire qu’effectivement c’est cela qui les jeunes attendent de leurs aînés. Ce qui n’est pas incompréhensible, puisque c’est une façon de les valoriser que de leur dire : Toi, tu ne dois pas te contenter de si peu ! Tu vaux mieux que ça !


(1) Tu seras un homme mon fils… Voir ici

(2) Référence à Jacques Rancière – Le maître ignorant – Cf. Le post du 20 mars 2007 et puis Wikipédia ici

Tuesday, May 18, 2010

Citation du 19 mai 2010

Avec tous les cinglés qui nous gouvernent et polluent l'atmosphère avec des tas de retombées radioactives, plus personne n'a le temps de vérifier l'exactitude d'une citation faite par n'importe qui au sujet de n'importe quoi.

Groucho Marx – Mémoires d'un amant lamentable (1963)

Bien sûr, on pourrait croire que je m’intéresse à cette citation de Groucho Marx parce que moi aussi je tire bénéfice de cette situation : dire qu’il y a mieux à faire que de pinailler pour une citation litigieuse et que personne ne vienne me chercher des noises pour une citation inexacte, quel confort !

Mais en réalité, la citation de Groucho Marx m’intéresse parce qu’on y parle de pollution, et surtout pour sa date : 1963 !

Elle illustre en effet une époque bien révolue aujourd’hui – celle où seuls les chefs d’Etats (ou d’états majors) capables de faire péter la Bombe pouvaient polluer l’atmosphère. Celle où les nuages radioactifs n’avaient pas besoin de frontières pour s’arrêter tout simplement parce qu’ils n’existaient pas – ou qu’on ne le savait pas.

Celle qui précédait même l’époque où des utopistes en peau de mouton et minibus Volkswagen proclamaient : Inactif aujourd’hui – Radioactif demain !

Oui, voilà ce qui devrait nous étonner : pour Groucho, le seul moyen de polluer l’atmosphère, c’est d’y faire exploser des bombes atomiques.

- Pas de centrales nucléaires ? C’est vrai qu’elles n’existent pas encore.

- Pas d’usines chimiques ? Pas de rejets polluants dans les rivières ? Pas de centrales thermiques au bilan carbone désastreux ?

--> Si évidemment. Mais voilà, 1963 est une époque bénie où tous ces soucis n’existent pas.

En 1963, mes chers enfants, le souci principal est de gagner sa vie en évitant de la perdre par un travail ennuyeux. Il est aussi question de faire l’amour sans faire des enfants – pas facile ; et de trouver un logement pour se tirer au plus vite de chez ses vieux parents.

Oui, voilà ce qu’étaient en 1963, les soucis des jeunes générations. Elles se foutaient (si vous me passez l’expression) de la planète, du bilan carbone et de savoir si le contenu de leur assiette était bio.

Est-ce à dire qu’elles étaient égoïstes et indifférentes au sort des autres humains ?

Pas du tout : à l’époque on cherchait le moyen de faire le bonheur définitif de l’humanité en faisant la révolution – la bonne, celle que chantait l’Internationale.

Monday, May 17, 2010

Citation du 18 mai 2010

Si tu remerciais Dieu pour toutes les joies qu’il te donne, il ne te resterait plus de temps pour te plaindre.

Maître Eckhart (Mystique rhénan du XIIIème siècle)

On peut être un mystique rhénan du XIIIème siècle et écrire des phrases comme celles-là (sans doute empruntée à un sermon) frappée au coin du bon sens. Que diraient de plus les optimistes à tout crin, ceux qui affirment doctement qu’il faut regarder le bouquet au milieu de la table plutôt que la tache sur le bord de la nappe…

Mais il vaudrait mieux prendre un peu d’altitude : Maître Eckhart ne nous invite sûrement pas à faire la comptabilité de nos joies et de nos peines. Ce souci d’apothicaire serait bien peu digne d’un tel esprit.

Reste que j’ai quand même comme un doute : qui sait si mes joies résisteraient à un seul chagrin bien mordant ? Par exemple : un deuil – voilà qui ruine toutes les joies, qui stérilise les beautés du printemps et empêche de ressentir le plaisir sous toutes ses formes. Un seul être vous manque comme dit le poète…

Je suppose donc que ce qu’il faut retenir du conseil de Maître Eckhart, c’est que nos joies nous ont été données par Dieu. Qu’elles sont quelque chose de gratuit – après tout Il ne nous doit rien – et que nous devons les recevoir comme une grâce. En revanche, nos peines sont les nôtres parce qu’elles relèvent de notre situation de créature, à l’horizon borné par notre égoïsme et nos passions (et par le péché originel ? Oui, pourquoi pas…)

Il suffit de lire Leibniz pour le savoir : le mal n’est en fait qu’un bien qu’on ne comprends pas. S’en plaindre c’est perdre son temps.

Sunday, May 16, 2010

Citation du 17 mai 2010

En matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d'ancêtres.

André Breton – Second manifeste du surréalisme (1929)

La Révolution peut bien se faire sans nous, elle peut obéir à des règles sociales ou économiques que nous ne maîtrisons pas, être le fait d’une population entière – bref, elle nous échappe toujours par quelque bout.

Mais la révolte quant à elle, est dans son essence individuelle, elle relève de la liberté ou du moins de la nature de l’individu. S’il lui arrive d’être collective, c’est qu’alors une foule s’est formée et qu’elle se rebelle comme un seul homme. Bref, la révolte est de l’ordre de la spontanéité, et c’est pour cela qu’elle n’a pas besoin d’ancêtres (1). La révolte n’a pas d’ancêtre, ça veut dire que, quand elle se déclanche, comme dit la chanson (2), c’est toujours la première fois

Voilà pourquoi, on peut bien oublier toutes les jacqueries du passé, et voilà pourquoi aucune répression n’a jamais pu les endiguer.

Maintenant quand Breton parle de Révoltes il faut se garder de toute interprétation politique. Les Surréalistes étaient des gentils garçons, pas des fanatiques anarchistes qui lancent des bombes. La provocation du révolté Vaché revendiqué par Breton (braquer un revolver sur le ventre du premier bourgeois rencontré) n’a jamais été qu’une rodomontade. En tout cas, André Breton disait que l’attitude des Surréalistes était de détourner la tête au passage du drapeau français. Surtout pas de se torcher avec (3).

Ce que j’apprécie dans la remarque d’André Breton, c’est qu’elle souligne qu’étant sans ancêtres, la révolte est une manifestation de la jeunesse, et peut-être celle qui résiste le mieux à l’âge. On dit parfois que la faculté d’indignation est un signe de vitalité morale. J’en dirai de même pour la révolte, en ajoutant que c’est un signe de vitalité tout court.



(1) C’est pour cela que les anarchistes sont de mon point de vue des révoltés plus que des révolutionnaires – sauf après coup, quand il faut consolider les acquis, quand le Grand matin a succédé au Grand soir.

(2) Voir l’excellllent Post du 13 mai

(3) Voir photo du concours FNAC (ci-contre). Je note au passage que, selon certains commentaires, cette photo est seulement insolite. Preuve que la provocation est bien difficile à faire entendre aujourd’hui.

Saturday, May 15, 2010

Citation du 16 mai 2010

On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

Proverbe

Spéculation III

J’ai entendu ce proverbe cité pour la 1ère fois par Pierre Maurois ; c’était lors du lancement du plan d’austérité, en 1983. J’ai comme l’impression que la période que nous vivons maintenant nous invite à revisiter nos souvenirs de cette époque…

Le beurre et l’argent du beurre… On associe l’argent que nous avons dans notre poche avec le bien qu’il va nous permettre d’acheter, mais il ne faut pas confondre les deux : quand l’un est là, l’autre n’y est pas encore – et réciproquement. Ce qui est dénoncé ici, c’est un fantasme qui chercherait à réitérer la jouissance de l’achat indéfiniment, car, si acheter est un plaisir, on ne peut pourtant acheter qu’une fois avec une somme donnée – ça va de soi. (1)

Mais justement : retrouvons encore une fois nos amis spéculateurs ; ils vont nous montrer bien des choses étonnantes.

- D’abord, qu’on peut avoir le beurre sans avoir l’argent du beurre. Non pas à crédit comme vous et moi, mais avec l’argent récupéré en vendant à la fin du mois (= à terme) le bien acquis un peu plus tôt en le payant à ce moment là au prix du jour d’achat. Vous me suivez ? Ça s’appelle le marché à terme.

- D’un certain point de vue, dès que je fais un bénéfice, je possède bien le beurre et l’argent du beurre : je pourrais par exemple ne revendre qu’une partie de mes marchandises correspondant au prix d’achat et conserver un reliquat égal au bénéfice réalisé. Vous me suivez toujours ? J’explique : si j’achète 100, je revends 100. Si ce que je revends vaut désormais 110, je garde la marchandise valant 10.

La condition pour que ça marche, c’est qu’il faut vendre pour faire un bénéfice. Si je mange mon beurre au lieu de le revendre, c’est fini.

Autrement dit, ce que la spéculation a de particulier, c’est qu’elle se refuse à consommer ce qu’elle échange : c’est exactement ce qu’on sait depuis que le mercantilisme existe (c'est-à-dire depuis le 16ème siècle…).

Bref : vive le crédit, c’est bon pour s’enrichir – à condition que ce ne soit pas du crédit à la consommation.


(1) Deux fois : une fois de trop, disait notre Post du 13 mai dernier

Friday, May 14, 2010

Citation du 15 mai 2010

Il y a une intelligence qui est miroir seulement. Fidèle à retracer les circonstances de ce qui est. Parfaite pour enseigner et expliquer ; de nul effet pour l'action. Non qu'elle puisse annoncer, d'après l'état actuel, l'état des choses qui suivra ; mais agir d'après cela ce n'est toujours que suivre. Ainsi le docteur en politique nous annonce la guerre ou la disette ; nous ne serons point surpris ; nous aurons nos provisions ou nos chaussures de marche.

Mais, par l'exemple des provisions, on voit déjà en quoi l'intelligence miroir remet l'homme au-dessous d'une bonne machine à prévoir ; car une telle machine ne change pas l'avenir par ses annonces, au lieu que l'homme qui craint la disette et fait des provisions contribue pour sa part à semer l'alarme et aggrave la crise, comme on a vu.

Alain – Mars ou la guerre jugée (1921)

Spéculation II

Hier j’ai absous les spéculateurs (1) du péché de manipulation parce que je supposais qu’ils n’étaient que des observateurs éclairés de la situation économique. Alain nous montre quelle était notre erreur : l’homme ne se contente jamais de prévoir ; il veut aussi agir à partir de là.

La question que nous pose la situation économique actuelle est la suivante : prévoir est-il une bonne chose s’il est vrai que les dispositions prises à partir de là peuvent aggraver la crise annoncée ? (2)

Chacun aura sans doute sa réponse à propos de ce qui se passe en ce moment sur les marchés financiers. Je me contenterai d’observer qu’il y a bien des circonstances où nous refuserions de connaître l’avenir, même si cette révélation fournissait les moyens d’en pallier certains effets, dans la mesure où les inconvénients l’emportent largement sur les avantages.

- Est-il bon de prévoir le temps qu’il va faire ? Oui, bien sûr : je vais emporter ou mon parapluie ou mon bermuda selon ce qu’on m’annonce. Mais en même temps, si pour le week-end de l’ascension, on m’annonce un temps pourri, je vais me gâcher la vie : au lieu de me réjouir et de téléphoner à tous mes amis pour qu’ils viennent avec moi à Deauville, je vais me désoler en me voyant déjà recroquevillé sur un lit d’hôtel à contempler la pluie qui bat les carreaux.

- Certains maris (ou les femmes) trompés le diront aussi : plutôt ignorer pourquoi les amis ricanent discrètement quand ils arrivent avec leur traîtresse de compagne que de connaître leur infortune.

- Et que dire de la médecine capable – supposons-le – de prédire notre mort, sa date, l’intensité des souffrances de notre agonie dès lors qu’une maladie bien mortifère se déclenche ? Beaucoup préfèrent ne rien savoir.

- C’est l’Ecclésiaste qu’il appartient de conclure :

celui qui augmente sa science augmente sa douleur. (1, 18)

Entendons : celui qui connaît l’avenir accroît par ses réactions la douleur qu’il devait procurer.


(1) Il s’agit bien sûr de ceux qui se livrent à la spéculation financière.

(2) L’ouvrage d’Alain a été publié en 1921 ; la crise dont il parle est donc probablement en rapport avec la Grande Guerre.

Thursday, May 13, 2010

Citation du 14 mai 2010

Un spéculateur, c'est un homme qui observe le futur et agit avant qu'il n'arrive.

Bernard Baruch

Spéculation I

Face à la spéculation qui agite les marchés – et surtout les esprits – deux opinions se dégagent :

- l’une qui consiste à dire que les spéculateurs sont des vampires qui se nourrissent de la misère des pauvres gens, et qui pour cela n’hésitent pas à la produire ;

- l’autre qui affirme que les spéculateurs se contentent de prévoir ce qui va arriver pour s’y préparer ; qu’ils en tirent éventuellement profit, mais qu'ils ne changent rien du tout à la situation.

A ma connaissance, le premier spéculateur dont l’histoire (ou plutôt la légende) ait retenu le nom est Thalès. Oui, Thalès le géomètre-philosophe-astronome qui tomba dans un puits la nuit alors qu’il contemplait les étoiles. Une servante qui passait par là se moqua de lui :

- Voilà bien dit elle, le savant qui sait ce qui se passe dans les étoiles et qui ignore ce qu’il y a à ses pieds !

Mais Thalès se vengea de l’impertinente et des autres rieurs : ayant prévu grâce à ses observations du ciel que l’été serait très chaud et propice à la production des olives, il acheta tous les pressoirs à huile dès l’hiver, et les revendit à prix d’or lorsque l’abondante récolte qu’il avait été le seul à prévoir fut arrivée.

Voilà donc le spéculateur qui observe le futur et agit avant qu'il n'arrive.

Rien à dire. Sauf qu’on coince un peu quand on lit que l’on peut observer le futur. Moi, quand je regarde ce qui m’entoure, je ne vois que des choses qui sont présentes. A la rigueur je veux bien admettre qu’on ne les comprends que si on sait ce qu’elles ont été dans le passé. Et aussi que comme Thalès on peut deviner ce qui va être en observant les germes présents dans ce qui est déjà.

Mais si on me dit qu’elles n’existent qu’en fonction d’un projet, et donc du futur, là je ne marche plus. Je dis : le futur ne nous appartient pas parce qu’il n’existe pas. Le projet, ce n’est pas du futur mais du présent.

Voilà justement l’endroit où nous retrouvons les spéculateurs : ils disent quand à eux que, puisque le futur n’existe pas, alors on peut bien le manipuler…

D’ailleurs on aurait tort de croire que les spéculateurs sont les seuls à manipuler l’avenir. Voyez la course aux armements : plus on s'arme pour se défendre, plus on encourage l'adversaire à en faire autant.

Wednesday, May 12, 2010

Citation du 13 mai 2010

Deux fois : une fois de trop.

Ambrose Bierce – Le dictionnaire du diable

- Papy, Papy, relis-moi mon livre !

- Ecoute Charlie, je viens de te le lire à l’instant. Maintenant j’éteins la lumière et tu dors.

- Non ! Une fois c’est pas assez ! Allez, encore Papy !

- Mais non ! Deux fois : une fois de trop.

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- Ah… Mon amour… Mon amour ! Ce que tu m’as fait là, j’en redemande ! Refais-le moi. Si, si : rien qu’une fois encore !

- Deux fois : une fois de trop.

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Juliette - Quelle satisfaction peux-tu avoir cette nuit ?

Roméo - L’échange de ton vœu de fidèle amour et de mon vœu.

J - Avant que tu l’aies demandé je te l’ai donné / Et je voudrais encore avoir à te le donner.

R - Tu voudrais le reprendre, oh pourquoi bien-aimée ?

J - Pour être généreuse, et te le redonner ! (1)

- Deux fois : une fois de trop.

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Ah !... Mes amis, j’arrête là parce que je ne résiste pas aux vibrations de ma fibre romantique…

Ecoutez donc la chanson : en amour, il n’y a pas de deuxième fois, car c’est toujours la première fois.


(1) Shakespeare – Roméo et Juliette, acte II, scène 2 – Voir Post du 25 février 2006