Wednesday, February 29, 2012

Citation du 1er mars 2012

Mais vous, Yver, trop estes plain / De nege, vent pluye et grezil; / On vous deust banie en essil. / Sans point flater, je parle plain, / Yver, vous n'estes qu'un villain !

(Mais vous, Hiver, trop êtes plein / De neige, vent, pluie et grésil; / On vous doit bannir en exil. / Sans point flatter, je parle juste, / Hiver vous n'êtes qu'un vilain (= rustre)!)

Charles d'Orléans – Rondeau 37, Ballades et Rondeaux, vers 1460 (à lire et écouter ici)

Le temps a laissié son manteau / De vent, de froidure et de pluye, / Et s'est vestu de brouderie, / De soleil luyant, cler et beau.

Charles d'Orléans – Rondeau (à lire et écouter ici)

Spécial confidence : j’étais parti pour vous entretenir du joli mois de … mars, durant lequel on célèbre le triomphe du printemps sur l’hiver. Et j’avais choisi pour illustrer cette victoire ces deux rondeaux de Charles d’Orléans, me promettant d’évoquer son exil anglais, et les interminables années durant lesquelles il a dû supporter le gris du ciel et le vent du nord. Pire encore que la cuisine anglaise me promettais-je d’insinuer.

Et puis voilà que, recherchant une illustration sonore, je réalise que ces deux poèmes (en forme de rondeaux) ont été mis en musique et chantés bien des fois et de façon très différentes.

Hiver, vous n’êtes qu’un vilain : mis en musique par Debussy, et chanté par une chorale ici et par les Swingle singers ici (à 3’40)

Le temps a laissé son manteau : chanté par Michel Polnareff ici, et en version country .

Pourquoi donc cette prédilection des musiciens et chanteurs pour ces poèmes ? C’est vrai que le rondeau est depuis son origine une forme musicale autant que poétique. Mais tout de même, il faut que les vers de Charles d’Orléans aient une affinité particulière avec la musique sur laquelle ils ont été chantés.

Et me voilà du coup à me souvenir de Brassens, violant l’interdit de Victor Hugo de mettre de la musique le long de ses vers pour chanter la Légende de la nonne (Enfants, voici les bœufs qui passent…) (1) ; et de Jean Ferrat mettant en musique maints poèmes d’Aragon, le quel s’écrie alors : « Je découvre que j’ai composé des chansons »…

Bref : je n’ai pas découvert la réponse à ma question concernant l’affinité de certains poèmes avec la musique, mais ça a été pour moi l’occasion d’écouter de bien belles chansons.

J’espère qu’il en ira de même pour vous – et que peut-être vous découvrirez la réponse à ma question…

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(1) D’ailleurs Brassens eut sans doute raison de le faire ; mais il faut avouer que pour ce qui est de l’interprétation il est surclassé par Barbara qui parvient à faire de cette mise chanson une véritable et tragique histoire.

Tuesday, February 28, 2012

Citation du 29 février 2012

Je suis François, dont il me poise / Né de Paris emprès Pontoise / Et de la corde d'une toise / Saura mon col que mon cul poise

(Je suis François et cela me pèse / Né à Paris près de Pontoise / Et de la corde d'une toise / Mon cou saura ce que mon cul pèse)

François Villon – Quatrain

On raconte que ce quatrain a été écrit par François Villon alors qu’il vient d’être condamné à la pendaison et que, n'ayant pas encore interjeté appel, il attend d’être pendu.

Que l’histoire soit vraie ou fausse, c’est ce qu’on ne saura peut-être jamais. Par contre, ce qui est sûr, c’est qu’elle est suffisamment frappante pour qu’on la raconte encore aujourd’hui.

Mon cou saura ce que pèse mon cul : on est sidéré de la lucidité tranquille de l’homme qui vit ses derniers instants. Car ce qu’on trouve ici, c’est une évocation de ce que peut ressentir le pendu avant qu’il soit tout à fait mort.

Curieuse évocation. Que ressent le pendu, tant qu’il ressent quelque chose ? Etouffe-t-il ? Sent-il sa langue jaillir hors de sa bouche et son membre gonfler ? (rappelons que les (messieurs) pendus sont susceptibles d’avoir une érection (d’où les jeux dangereux des amateurs de sensations fortes). On disait même autrefois que la pendaison produisait une ultime éjaculation, qui fécondait la terrible mandragore, plante qu’on allait cueillir à proximité des gibets.)

Oui, sans doute ; mais tout cela est proprement inimaginable.

Par contre, François Villon imagine tranquillement qu’il va vivre une expérience sans précédent : expérience qui va réunir son cou et son cul, lieux du corps qui, habituellement, s’ignorent l’un l’autre.

- Mais ce qui marque le plus, c’est quand même cette indifférence devant la mort, cette tranquillité qui nous parait surhumaine.

D’ailleurs, c’est comme ça que le nom de Sorano (ou Samano) est passé à la postérité. Ecoutez son histoire (photo ci-contre) : « c’est une photo de Fortino Sámano, due à Agustin-Victor Casasola. Lieutenant de Zapata, faux-monnayeur, Fortino Sámano finit fusillé par les troupes fédérales, exigeant de garder les mains libres et les yeux sans bandeau, fumant, le dos au mur, son dernier cigare ». (Lu ici)



Monday, February 27, 2012

Citation du 28 février 2012

L'univers sonore: onomatopée de l'indicible, énigme déployée, infini perçu, et insaisissable. ... Lorsqu'on vient d'en éprouver la séduction, on ne forme plus que le projet de se faire embaumer dans un soupir.

Cioran – Syllogismes de l'amertume (1952)

Se faire embaumer dans un soupir : belle formule, n’est-ce pas ? Et qui emporte l’esprit dans des songes qui vont bien au-delà de la joie ou de la peine.

Pour moi, imposer un sens précis à une formule poétique, c’est à la fois la rétrécir et prendre l’insupportable posture en surplomb de celui qui sait, du maître du sens. Une sorte de psychanalyste de la muse.

Je ne mange pas de ce pain (sémantique) là – je vous laisse rêver encore un peu.

Par contre, le début de la citation peut exciter les neurones du philosophe : L'univers sonore: onomatopée de l'indicible.

Déjà, l’univers sonore n’est pas forcément celui du langage. La musique et tous les sons la nature – le chant des oiseaux comme le brame du cerf, ou même le ressac de la mer – rentrent dans cette catégorie.

Néanmoins, on nous dit que ces sons sont des onomatopées, donc des signes qui ont une signification naturelle – sauf qu’on ne peut rien dire, justement parce que ce sens est indicible.

Voilà déjà un acquis : il y a du sens ailleurs que dans l’univers du langage.

Oui, mais : de quoi y a-t-il sens ? Quelle est cette énigme ?

--> C’est l’énigme [de] l’infini, celle que l’on déploie devant nous, mais qu’en même temps on nous dérobe. Comme si on nous montrait une porte uniquement pour pouvoir nous en interdire l’accès. (1)

Mais faut-il donc que ce « sens-indicible » soit dans l’univers sonore ? L’univers visuel, l’univers olfactifs, celui du tact (du contact) – bref, tous ces univers ne sont-ils pas autant d’entrées dans cette énigme ? Ne faudrait-il pas imaginer que tous ces univers n’en font qu’un et que, s’ils sont énigmatiques, c’est bien parce qu’on les a séparés les uns des autres ?

Peut-être. En tout cas, il y a un qui a su déchiffre l’énigme de l’univers sonore : c’est Siegfried (de Wagner), qui obtient le pouvoir de déchiffrer le chant des oiseaux de la forêt (2).

Simplement, pour y arriver, il faut lécher le sang du dragon.

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(1) Un peu comme la loi chez Kafka. On peut lire ce texte ici.

(2) Siegfried, acte II, scène 2

Sunday, February 26, 2012

Citation du 27 février 2012

L'homme est le seul animal qui accepte de mourir pourvu qu'il en tire un plaisir (stupéfiants, alcool, etc.).

Boris Vian

Incroyable le nombre de philosophes qui se sont décarcassés pour découvrir la caractéristique qui permettrait de distinguer l’homme de l’animal (ce qu’Aristote appelait « la différence spécifique ») : la parole, le rire, l’âme, les échanges économiques, tout y est passé…

Tout ? Non pas, car voici encore une autre différence peut-être la plus significative : l'homme est le seul animal qui accepte de mourir pourvu qu'il en tire un plaisir. Autrement dit, on empile deux caractères spécifiques l’un sur l’autre : le premier, l’homme se sait mortel (1) et, deuxièmement il veut jouir sans entraves. Qu’importe donc que le plaisir menace notre survie : l’homme est le seul être au monde capable de dire : « Plutôt mourir que vivre une vie sans jouissance ».

Comment vérifier une pareille assertion ? Peut-on faire le tour de tous les cas, de toutes les époques, de tous les hommes ?

--> On peut au moins la tester sur l’exception : si il y au moins un cas où elle ne se vérifie pas, un cas où l’irrésistible attraction du plaisir ne joue pas, alors notre affirmation qui prétend valoir pour « tous » les cas est fausse.

Et donc : que dire de saint Antoine ? Le pauvre (futur) saint au fond de son désert est assailli de visions licencieuse qui devraient rendre fou de désir notre ermite. Mais il résiste comme nous déjà l’avons vu (2), comme si le plaisir que lui promet le démon ne pouvait avoir de prise sur lui.

Il y aurait donc au moins un homme qui résisterait au plaisir ? Et qui plus est un saint homme qui réalise en lui la quintessence de l’humain – de sorte que l’homme qui résiste au plaisir serait l’homme le plus parfaitement humain ?

Peut-être…

Mais, il y en a qui froncent le sourcil. Des gens qui disent avec Pascal, n’est-ce pas, qui veut faire l’ange fait la bête. Et donc que notre ermite, si ça se trouve, ne refuse le plaisir de la chair que parce qu’il trouve de quoi jouir mille fois plus avec les souffrances qu’il s’inflige.

Une bête ? Peut-être seulement un pervers.

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(1) Ici même, une récente discussion nous permis d’apprendre qu’il partage néanmoins ce pouvoir avec le cochon.

(2) Voir le tableau de Félicien Rops, ici.

Saturday, February 25, 2012

Citation du 26 février 2012

De la fleur, lure lurette, / Le bedon est dobedondon, / La musette, mire lurette, / Le rebec, zobe zon zon, / et le cornet tron tron trompoit, / Din din, din, les clochettes, / et la violle ze, ze, ze, zex / Devant Marionnettes.
La Fleur des noëls, 1535. Transcrit par Jean Babelon, Revue des livres anciens. Dictionnaire des onomatopées. Pierre Enckell – Pierre Rézeau (PUF)
Viens petite fille dans mon comic strip / Viens faire des bull's, viens faire des WIP ! / Des CLIP ! CRAP ! des BANG ! des VLOP ! et des ZIP ! / SHEBAM ! POW ! BLOP ! WIZZ !
Serge Gainsbourg – Comic Strip
Allez c’est dimanche… Chez nous, le dimanche n’est pas comme à Bamako, jour de mariage – mais c’est quand même l’occasion de souffler un peu avant le lundi. (1)
Oui, mais comment s’amuser sans que ça coute une fortune et sans être obligé de faire toutes les brocantes du pays pour trouver l’accessoire miraculeusement fun ?
Eh bien, rien n’est plus simple : amusez-vous avec votre bouche – et puis c’est tout.
Il s’agit d’inventer des mots, des sons, qui réjouissent les oreilles, qui chatouillent la glotte et qui font rire. Les petits enfants savent très bien faire ça, mais il semblerait qu’on l’ait oublié, nous les adultes : pour y arriver, nous avons besoin des onomatopées.
On me dira que les onomatopées ne sont pas spécialement un libre jeu, qu’il s’agit de sonorités codifiées dans la langue, et qu’elles ont pour fonction d’imiter les bruits et non de chatouiller les oreilles. Ce qui est déjà douteux si on lit le poème/chanson cité, puisque si on peut admettre que la clochette fait din din, par contre on ne dira pas que la fleur fait lure lurette. En plus il suffit de se reporter aux tableaux qui permettent de comparer les onomatopées dans les différentes langues pour constater que bien sûr elles obéissent aux règles phonologiques de chacune, mais pas seulement. Elles reflètent aussi une véritable liberté, celle du jeu avec les sons (2).
En cas de panne d’imagination, reportez-vous à vos BD favorites. Sinon remettez Gainsbourg.
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(1) Le lundi, allez voir Frankie : elle vous remettra sur pied pour la semaine.
(2) Voir ici.

Friday, February 24, 2012

Citation du 25 février 2012

Un livre, cela se dévore et se hume, c’est un parfum qui est une nourriture, une odeur qui est un incendie.

Hubert Juin – Le Double et la doublure

Seriez-vous capable de vider votre bibliothèque et de remplacer tous vos livres en déposant sur un coin d’étagère une liseuse électronique ?

J’en connais bien que vont se récrier, que jamais – absolument jamais – ces petits écrans gris et froids ne pourront remplacer le livre-papier, celui qu’on manipule, qu’on compulse, qu’on étreint de ses doigts, avant d’en humer l’odeur – une odeur qui est un incendie.

A ceux-là, pas la peine de dire que la liseuse peut leur permettre d’emporter en vacance – fusse-t-elle sur une ile déserte – tous les livres imaginables, et que le choix d’un livre emporté en fonction de son volume ou de son poids ne se pose plus du tout. Quand bien même l’écran serait absolument confortable et léger, il ne remplacerait pas pour eux toutes les sensations associées au livre et qui en font le prix.

Ce que la citation de Hubert Juin nous donne à comprendre, c’est que toutes ces sensations ne font qu’un avec le plaisir de la lecture. Le livre c’est un tout absolument indécomposable associant le sens du texte avec les impressions et les émotions provenant du livre-objet.

Ainsi donc : quand bien même on ne se sentirait pas vraiment concerné par l’achat éventuel de ces tablettes (trop nouvelles, trop chères, trop compliquées, trop etc…) on peut, en imaginant cette éventualité, analyser notre rapport au livre. Parce que l’édition électronique se comporte comme un analyseur de la consommation de livres :

- Pour le lecteur du livre électronique, seul le texte compte. Lui seul peut se télécharger – le texte et rien d’autre.

- Par contre, ce qui est invariable dans l’exemplaire papier, (c’est à dire l’aspect pris par ce texte, sa typographie, le calibre de ses caractères, son nombre de pages) : c’est cela qui devient précisément susceptible d’être modifié. Avec le livre électronique, je peux modifier non seulement sa typographie, mais je peux aussi agir sur la couleur du « papier », passer du blanc à la sépia, voire même inverser le blanc et le noir pour soulager la lecture nocturne (1).

Maintenant je peux aussi dire que la longue histoire du livre-papier, commencée avec le codex antique, a entrainé chez le lecteur une disposition génétique qui l’empêche de s’en passer.

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(1) Quoi ? Votre liseuse ne le fait pas ?