Sunday, October 31, 2010

Citation du 1er novembre2010



L’odieux fantôme ouvre la gueule, et, d’un ton assorti au reste de l’apparition, me répond : Che vuoi ?
Cazotte – Le diable amoureux. (1)
La véritable tragédie de Faust, ce n’est pas qu’il ait vendu son âme au diable. La véritable tragédie, c’est qu’il n’y a pas de diable pour acheter votre âme. Il n’y a pas preneur.
Romain Gary – La promesse de l’aube, chapitre XVII
Halloween… La Toussaint… La nuit des morts vivants, des fantômes, des démons, de la Grosse citrouille…. Peut-être vous êtes-vous dit que c’était le moment idéal pour invoquer le Diable, pour pactiser avec lui, vous attendant à entendre résonner son caverneux Che vuoi
Oui, mais voilà – il faut vous l’avouer : ça ne sert à rien, parce que le Diable n’existe pas. Même si nous ne savons pas s’il y a Quelqu’un dans le ciel, nous devons savoir qu’il n’y a personne sous terre.
Bon… Mais pourquoi serait-ce une tragédie ? Après tout, fini l’enfer, le pal, l’huile bouillante… Même les autres ne nous tourmenterons pas indéfiniment. (2) Le pied !
Voyons ce qu’en dit notre auteur. Il reprend le mythe de Faust à propos de sa propre recherche d’un absolu. Faust cherchait l’éternelle jeunesse, ou bien la science totale ; Romain Gary se souvient : tout jeune, il voulait devenir un jongleur virtuose, et pour cela il lui fallait arriver à jongler avec 7 balles au lieu de seulement 6 : performance hors de sa portée pour, et seul un pacte avec le Diable le lui aurait permis.
Pas de Diable, personne pour nous fournir l’Absolu, clés en main : comme nous ne savons pas renoncer à l’Absolu, quand bien même nous le savons hors de notre portée, nous voilà condamnés à chercher à atteindre toute notre vie ce que pourtant nous savons être inaccessible. C’est très exactement ce qu’on appelle une situation tragique.
Mais du coup, nous voilà aussi devenus des héros. Pas si mal…
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(1) « À peine avais-je fini, une fenêtre s’ouvre à deux battants vis-à-vis de moi, au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture ; une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la fenêtre ; surtout elle avait des oreilles démesurées. L’odieux fantôme ouvre la gueule, et, d’un ton assorti au reste de l’apparition, me répond : Che vuoi ? »
(2) Sartre – Huis clos.

Saturday, October 30, 2010

Citation du 31 octobre 2010

La tour Eiffel est comme une femme nue, sans ses habits, avec tout au plus du maquillage.

Olivier Delahaye – Le Ventre lisse

Il regarda au loin, au-dessus de l'Océan; il lui sembla distinguer la Tour Eiffel, mais c'était une erreur. L'horizon, châtreur universel, ne laissait rien émerger.

Raymond Queneau – Le Chiendent (1933)

Spécial fantasme : la Tour Eiffel est-elle mâle ou femelle ?

L’habitude est de considérer la Tour Eiffel comme un symbole phallique, un peu au même titre que l’Obélisque de la Place de la Concorde. C’est ce que fait Queneau pour qui un horizon sans Tour Eiffel est un horizon châtré.

Seulement voilà : chacun fantasme comme il l’entend, et un certain Olivier Delahaye la voit comme une femme nue, lui accordant tout au plus d’être maquillée.

L’intérêt de raconter ses fantasmes, c’est de les faire partager aux autres. Et là, je coince : je n’arrive pas à me représenter la Tour Eiffel comme une femme.

On m’objectera peut-être que selon notre citation, cette femme n’est pas vraiment nue : elle est également maquillée (1). Il est sûr qu’une femme nue et maquillée est un peu moins nue que pas maquillée, et l’intérêt de cette citation est de souligner que si la Tour Eiffel est femme, elle est femme maquillée : on comprend bien qu’elle ne pourrait symboliser Paris sans cela.

Mais enfin, quid des formes féminines ? Une femme fil de fer, ça n’a jamais fait fantasmer qui que ce soit… (voir ci-dessous, à gauche)

J’en étais là de mes élucubrations, quand je suis tombé sur cette image (à droite), qui représente un projet d’embellissement de la Tour Eiffel, dû sans doute à des architectes de l’époque, peu enclins à la voir dans sa forme primitive comme un monument destiné à embellir la capitale (2). Et là j’ai compris : pour « embellir » la Tour Eiffel, ils lui ont mis une jupe ! Preuve qu’eux aussi, ils ont vu la tour Eiffel comme une femme nue ! Mais comme souvent, ils ont eu peur de leurs fantasmes, et ils ont tenté de cacher ces jambes – cette entrejambe ! – qu’ils ne sauraient voir…

Quels Tartuffes !

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(1) Un peu comme la Bardot de Gainsbourg portait juste « un peu d’essence de Guerlain dans les cheveux » (Voir Post du 28 juillet 2010)

(2) Dans le Journal des Goncourt, on lit que la Tour Eiffel ne saurait être considérée comme un monument, parce qu’elle n’est ni en pierre ni en bois.

Friday, October 29, 2010

Citation du 30 octobre 2010

La vérité meurt jeune […]. Je ne triche pas avec moi-même et je sais que j’ai été et ne serai plus jamais.

Romain Gary – La promesse de l’aube (ch.XV)

La vérité meurt jeune ça veut dire : les vieux n’ont rien à nous apprendre, leurs vérités ne sont plus que des feuilles mortes qui se détachent de leurs rameaux desséchés… On comprend que Romain Gary ait fini par se suicider, dès lors qu’il est devenu lui-même un arbre mort (1).

Je cite aujourd’hui cette phrase non pour donner une leçon aux vieux – dont je fais partie – qui chercheraient à en imposer aux (plus) jeunes, mais bien pour ouvrir une perspective sur l’existence qui me paraît un peu novatrice.

La vérité meurt jeune ça veut surtout dire : la vérité est une denrée périssable : ne cherchez pas à la stocker, consommez-la de suite, et puis trouvez en une autre.

Trouvez-en une autre… Oui, c’est ça l’idée qui m’intéresse : à chaque jour sa découverte, même si ça n’est pas l’équation de la relativité ou le Principe d’Archimède, ce qui importe c’est de découvrir quelque chose qu’on ne savait pas la veille.

A ce compte, la vieillesse, c’est la stérilité ; c’est aussi le dénuement. La métaphore de l’arbre d’hiver utilisée par Gary est tout à fait éclairante : comme l’arbre ne conserve pas ses feuilles mortes, nos vérités d’hier disparaissent, elles ne sont plus que des obsessions ou des radotages. Il faut en produire d’autres – ou peut-être même, plus simplement, reproduire ces anciennes vérités, les repenser, leur redonner le lustre de la jeunesse, la grâce de leur premier matin.

Bref : il faut être philosophe, capable de retrouver, comme le disait Descartes, son étonnement d’enfant, pour être réellement, comme le disait Romain Gary, incapable de vieillir.

Faites donc de la philosophie : ça vous évitera de devoir vous suicider.

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(1) Voir dans l’article Wikipédia sa déclaration :

- A la question : « Vieillir ? » Romain Gary répond « Catastrophe. Mais ça ne m'arrivera pas. Jamais. J'imagine que ce doit être une chose atroce, mais comme moi, je suis incapable de vieillir, j'ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez ? J'ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais. »

Thursday, October 28, 2010

Citation du 29 octobre 2010

Dieu est "le juge" parce qu'il ignore la foule et ne connaît que les individus.

Kierkegaard – Traité du désespoir

Commentaire II

Voilà de quoi méditer, mes très chers frères – de quoi remettre en question bien des engagements…

Selon Kierkegaard, si Dieu ne peut juger qu’un « moi », existant particulier, et non le peuple ou le parti ou la congrégation auxquels je prétends pourtant m’identifier, c’est parce que seul les individus existent, et aussi parce que ce sont les individus qui sont les seuls sujets moraux et religieux.

La foule est précisément la négation de l’individu ; elle est cet être collectif qui a donné à Le Bon l’idée – la première selon Freud – de l’inconscient psychique. On peut en effet admettre que Dieu n’a créé et n’a connu qu’Adam. Pas une équipe de foot avec tous ses supporters. Quant au peuple élu, admettons qu’il appartient à une religion à laquelle ne revoie sûrement pas le christianisme de Kierkegaard.

Mais plus sérieusement, on peut dire que la seule existence qui soit accordée à l’homme est celle de l’individu. Qu’est-ce qu’exister en effet, sinon devenir et non être (1) ? Comme le fait observer le commentaire cité en note, Dieu n’existe pas – il est. L’homme n’est pas – il existe.

Exister, c’est franchir les étapes de la vie, c’est connaître l’angoisse de l’avenir, parce que cet avenir n’est pas acquis, parce qu’il n’est même pas écrit, et parce que notre liberté est justement de devenir ce que nous ne sommes pas prédestinés à être. Et tout ça sous le regard de Dieu qui nous juge.

On comprend dès lors qu’il soit plus facile de se réfugier dans une vérité préétablie, sous l’autorité d’un maitre qui nous dicte notre conduite et devant le quel notre seul souci sera d’accomplir comme il faut la mission qu’il nous aura confiée.

Sachons, nous dit Kierkegaard, renoncer à ce supplément d’être que nous apporte la collectivité, et admettons que notre rapport à Dieu – ou à l’absolu quel qu’il soit – ne se définit que dans l’existence concrète de l’individu.

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(1) Dans la mesure où (comme le dit cet excellent commentaire – à lire ici) être, c’est rester identique à soi, être le même.

Wednesday, October 27, 2010

Citation du 28 octobre 2010

Dieu est "le juge" parce qu'il ignore la foule et ne connaît que les individus.

Kierkegaard – Traité du désespoir

God bless America, land that I love

Chanson patriotique américaine

Commentaire I

Peut-on demander à Dieu une bénédiction collective, car je suppose que God bless America, ça veut dire qu’on le prie de bénir collectivement le peuple américain tout entier ? (1)

Erreur on ne peut plus funeste ! Selon Kierkegaard, Dieu ne connaît que des individus, il ignore les peuples. Je m’étonne même qu’un peuple aussi religieux le peuple américain ignore cela.

--> J’en vois qui hochent la tête d’un air dubitatif : je n’aurais donc pas correctement interprété le sens de cet hymne patriotique ? J’aurais hâtivement compris que l’Amérique et les Américains c’est la même chose ?

… Réfléchissons un peu : les paroles de la chanson disent en effet que ce qui compte, c’est la terre américaine, ou plutôt le pays : God bless America, land that I love. C’est clair, non ?

D’accord. Mais écoutons la suite : ça se termine sur cette supplique – God bless America, my home sweet home! (Répété deux fois). Mon doux foyer : ça veut bien dire tout de même que c’est l’Amérique, peuplée de familles d’américains qui est l’objet de cette prière.

Au fond, on est en présence d’un mythe vieux comme le monde : le pays (land) et le peuple qui l’habite ont été créés ensemble – à moins que le pays ait été donné au peuple qui l’habite comme une terre promise. Et c’est alors Dieu Lui-même qui en est la garantie, et comme qui dirait le chef de tribu.

Moyennant quoi, il y a deux conceptions de Dieu : le Dieu de l’Ancien Testament – et des Américains – qui est un Dieu tutélaire, et le Dieu de Kierkegaard qui est un Dieu « personnel » (= qui s’adresse à l’individu).

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(1) Nous tenons en effet pour acquis que le rejet de la foule vaut aussi pour tous les êtres collectifs que sont les peuples, les partis, les congrégations etc. On reviendra sur ce sujet demain.