Friday, January 14, 2011

Citation du 15 janvier 2011

[...] la nuit est par essence le temps de l'anarchie.

Michel Tournier - (Le médianoche amoureux, p.159)

Pourquoi la nuit favoriserait-elle l’anarchie ?

On peut donner une interprétation de cette citation en se souvenant du conte suivant (il s’agit plutôt d’une nouvelle, dont j’ai oublié le titre – ne ferait-elle pas partie de recueil dont cette citation est extraite ?).

Il était un pays où un jour, un étrange phénomène se produisit. Un brouillard épais se répandit partout et il était si épais qu’on ne voyait absolument rien à deux pas : les gens se croisaient dans la rue sans même s’apercevoir ; parfois ils ne se rencontraient qu’en se cognant les uns dans les autres. Ils en furent bien gênés, mais comme ce brouillard persistait, jours et nuits, ils finirent par s’habituer à sa présence et surtout à ne plus voir, ni être vus des autres.

Comment était-ce arrivé ? Je ne sais plus, mais en tout cas, certains des passants, hommes et femmes qui se rencontraient comme ça, au hasard des rues, en profitèrent pour se livrer aux gestes les plus impudiques et même à la débauche, sans se cacher puisqu’on ne pouvait les voir. La morale et les bonnes mœurs furent ainsi violés en plein air, jusqu’à ce qu’un jour, aussi mystérieusement qu’il était venu, le brouillard se dissipa et que tout rentra dans l’ordre.

Diderot avait déjà donné, il y a bien longtemps, sa version de cette histoire, dans sa Lettre sur les aveugles (à lire ici) ; l’aveugle du Puisaux s’y révèle en effet doué d’une morale fort particulière. Par exemple, pour lui, le vol est un acte particulièrement mauvais dans la mesure où, non seulement il peut en être victime, mais surtout parce qu’il ne saurait commettre lui-même un vol sans courir le risque d’être vu sans le savoir.

--> La morale de cette histoire, la voici : la crainte se révèle être la source véritable de la moralité et il y a ainsi, selon Diderot une « morale des aveugles » bien différente de la morale courante, simplement parce que les conditions objectives de la vie ne sont pas du tout les mêmes pour les uns et pour les autres.

La formule de Michel Tournier, vue sous cet angle retrouve donc cette idée que l’universalité des valeurs, et aussi principalement leur transcendance, n’existent pas et que la morale – mais on devrait dire aussi la religion si l’on suit Diderot (1) – ne sont que l’expression de circonstances qui peuvent disparaitre à tout moment.

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(1) On se rappelle que Diderot fut emprisonné à Vincennes pour cela – et pour avoir dit que Dieu est bien mauvais d’avoir permis que des hommes fussent aveugles.

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