Saturday, June 02, 2007

Citation du 3 juin 2007

[...] s'il n'avait pas encore réalisé la moindre oeuvre d'importance et n'avait que gagné le droit d'apprendre à peindre, le jeune Adolf H. venait de franchir une étape essentielle sans laquelle il n'y a pas d'artiste: il se prenait définitivement pour le centre du monde.
E. Schmitt - La part de l'autre (citation proposée par Alexandre)
Selon E. Schmitt, la condition pour être artiste c’est d’être le centre du monde, c’est à dire être seul, être au-dessus des autres, gouverner le monde. C’est ainsi que l’art deviendrait la propédeutique de la tyrannie : Hitler et surtout Néron sont là pour le prouver.
Bigre, ça fait beaucoup de responsabilité pour un seul homme… Comment l’artiste y arrive-t-il ?
Réponse : en étant un génie.
Vérification :
- 1 - Le génie quel qu’il soit est toujours seul parce qu’il n’a personne avec qui communiquer à son niveau. Mais la solitude de l’artiste de génie est très particulière : son génie consiste justement à créer un monde nouveau qui ne connaît d’autres lois que les siennes. Comment ne serait-il pas seul dans ce monde qui est son monde ? Et comment n’en serait-il pas le seigneur, et comment tous ceux qui en dépendraient ne seraient-ils pas ses sujets ?
- 2 - Vous avez déjà vu des tableaux d’Hitler ? Ils sont d’une grande banalité, et pourtant on ne les voit pas, comme si on nous les cachait… Moi, j’ai trouvé ça :



(Tableau d’Adolf Hitler représentant Vienne)
mais c’est tout ou à peu près. (1) Qu’est-ce qui nous fait si peur ? Est-ce parce que tout ce qu’a fait Hitler est absolument mauvais, ou bien est-ce parce que le fait d’avoir été un artiste renforce ce caractère maudit de cet homme ? L’artiste maudit en quelque sorte ?
La première hypothèse est la plus vraisemblable, mais on voit bien que pour Schmitt c’est l’art qui est responsable de la monstruosité d’Hitler.
- 3 - Petite plongée dans l’histoire de la notion d’artiste. On a relevé que la notion d’artiste n’apparaît qu’avec la Renaissance (2). Auparavant, ceux qui nous nommons des « artistes » ne sont considérés que comme des artisans, des ouvriers appartenant à des guildes ou à des confréries. Pourquoi ? C’est qu’avant la Renaissance, Dieu seul peut être un créateur : les hommes ne peuvent qu’imiter la création, pas la produire, comme le bon ouvrier exécute les plans du maître. Or, nous l’avons vu, la notion d’artiste est solidaire de celle de création.
A la Renaissance, l’homme accède au rang de créature capable de créer. Avec la notion d’artiste, c’est celle de génie qui apparaît. Le génie c’est celui qui comme Dieu, crée un monde ; mais à la différence de Dieu, l’homme créateur sort de son cadre parce qu’il n’est qu’une créature. Le génie accède à la création grâce à une inspiration surnaturelle qui fait de lui un fou : c’est la divine folie de la mélancolie (voir ceci). Là est l’origine de la peur suscitée par l’artiste : pour accéder au pouvoir créateur, l’artiste a dû pactiser avec des forces qui peuvent être celles du mal : comme Faust, il a vendu son âme au Diable. Et c’est là que Hitler aurait découvert le passage vers la « part maudite » (3) de son être.
- 4 - Seulement voilà : Hitler était sûrement maudit ; mais il n’était pas un génie… de la peinture
(1) J’ai entendu dire que les tableaux peints par Hitler étaient conservé au Canada, et qu’il y avait polémique par savoir si on pouvait les exposer en public.
(2) Là dessus et sur ce qui suit, voir Panovsky - L’œuvre d’art et sa signification.
(3) L’expression est de Bataille, mais je ne la prends pas exclusivement dans ce contexte.

8 comments:

Djabx said...

Bonjour,

Je vous remercie pour l'annalyse de la citation que je vous aie proposé.
Si vous chercher quelques toiles de A. Hitler, j'en aie trouvé quelques unes ici. Il est d'ailleurs intéressant de voir l'ensemble des commentaires sur les oeuvres de Hitler ("The art of evil" etc..) alors que comme vous le disiez, ses oeuvres sont relativement banales...

Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur ce livre, je vous invite à aller sur wikipedia.

Ce que je trouve intéressant dans votre analyse, c'est que vous attribuez cette citation au personnage de Hitler que nous connaissons (le vrai). Alors que dans le livre elle est attribué au personnage de Hitler uchronique.

Anonymous said...

Je ne suis pas vraiment d'accord avec votre analyse de la citation:

E. Schmitt semble juste manifester de l'ironie pure à l'égard de l'égocentrisme commun de la plupart des artistes. Il remet en cause la définition même d'artiste et ceux qui se l'attribuent. Je pense qu'il dit exactement le contraire de ce que vous expliquez: il n'est pas nécessaire d'être au centre ou au dessus du monde pour être artiste, et être un grand artiste n'implique pas non plus d'être comme Dieu sur terre, le démiurge tout puissant.
Le génie ne s'élève pas d'ailleurs pas au dessus de la nature mais la rejoint par son oeuvre.

Schmitt condamne donc ici ce qui me semble être... une dérive. Chez Adolfe H., elle a été poursuivie très loin, jusqu'à ce qu'il s'attribue le droit de vie ou de mort sur l'humanité. Frustré de ne pouvoir se réaliser comme être tout puissant dans la création, il l'a fait dans la destruction. Les artistes, heureusement, ne sont que virtuellement les rois du monde, et les moins fous d'entre eux le savent bien.

yann yalesvenan@yahoo.fr

Jean-Pierre Hamel said...

- Merci à Alexandre pour les liens qu’il ajoute : de fait les œuvres d’Hitler sont effectivement très banales, ce qui ne signifie rien parce que je suppose qu’il a mis rapidement un terme à sa carrière d’artiste. Peut-être nous a-t-il ainsi privé d’œuvres géniales qu’il aurait produites à sa maturité ??
Quand à savoir à qui il faut attribuer cette citation, on peut sans trop de souci la considérer comme une thèse dont la signification ne dépend pas de celui qui l’énonce.
- Pour la remarque de Yann, je ne crois pas avoir dit que l’artiste était comme un Dieu sur terre, mais bien dans son monde, qui est celui qu’il s’est forgé dans son œuvre. La folie quand elle apparaît consiste à confondre ce monde de fiction avec le monde réel.
La fascination que Hitler exerce sur nous tient à sa mystérieuse passion destructrice. Staline a détruit des millions de soviétiques, et on ne se pose pas de questions sur les raisons qui l’ont poussé à le faire (enfin, pas plus que pour d’autres « tyrans sanguinaires »). En revanche, nous avons presque toujours besoin d’invoquer la folie à propos de Hitler, comme si la rage du pouvoir et de l’idéologie ne suffisait pas. C’est cette fascination qui m’intéresse.
Pour en finir avec cette citation de Schmitt, elle m’a permis de réfléchir sur les risques du génie artistique, tels qu’il ont été perçus à la Renaissance.

abfaboune said...

C'est en effet étrange de ne pas exposer les croutes d'Hitler. Certes, un galériste qui le ferait serait taxé de néonazi, et verrait sans doute sa carrière ruinée.

Que des écrits, notamment antisémites, quel que soit l'auteur, ne soit pas accessibles, c'est bien normal, car leur publication tombe sous le coup de la loi.

Mais pourquoi est-il plus facile de trouver son bouquin que ses toiles ? Certes, ceci est un autre débat.

Anonymous said...

"Le poète est un monde dans un monde" (Hugo je crois)

On peut sans mal, je pense, étendre cette citation à tout les artistes :)

Sinon cette citation et les commentaires qui suivent fleurent bon le godwin point :)

Jean-Pierre Hamel said...

cette citation et les commentaires qui suivent fleurent bon le godwin point
Oui, à cette différence près qu’on ne s’est pas encore traité de Nazis : encore un effort !
(En tout cas je suis ravi d'avoir découvert le "Godwin point" : je ne connaissais pas le terme, même si j'avais constaté en effet son existence)

Anonymous said...

Tout les chemins virtuels mènent au Godwin Point. Ayant été administrateur pendant 3 ans sur un site brassant moult internautes, je peux l'affirmer :)

Anonymous said...

Il n'est pas juste de dire qu'Hitler était un très mauvais peintre, certaines de ses aquarelles sont plutôt jolies, même si elles n'ont rien de révolutionnaires. Mais Hitler avait un certain don pour le dessin, et ce n'est pas parcequ'il a fait ce qu'il a fait qu'il ne faut pas le reconnaître. Il y a d'ailleurs de nettes améliorations entre ses premières toiles et les dernières.
S'il avait suivi une école de peinture, il aurait pu devenir un "gentil" petit peintre aux paysages buccoliques...et le cours de l'histoire eût été changé!