Monday, November 19, 2007

Citation du 20 novembre 2007

D'où une nouvelle sélection, cette fois devant l'ap­pareil [micro et caméra], de laquelle le champion, la vedette et le dic­tateur sortent vainqueurs.

Walter Benjamin - L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1ère version, 1935) Ch XII (1)

1935… Walter Benjamin pressent-il qu’un jour, un acteur de western deviendra président des Etats-Unis ? Peut-être : en tout cas, il sait déjà que les médias sont une cause de la crise politique des démocraties – et si à cette date (1935) le développement des médias est encore balbutiant, la crise de la démocratie, on sait ce que c’est.

Ce texte (1) est à la fois évident et obscur.

Trop évident parce qu’on sait bien au jeu de la sélection via les médias, les hommes – et les femmes – politiques les mieux placés ne sont pas forcément les plus compétents, ni les plus honnêtes : « devant l'ap­pareil, le champion, la vedette et le dic­tateur sortent vainqueurs. »

Obscur, parce qu’on ne voit pas clairement pourquoi le politicien en serait réduit à exposer ses performances comme un sportif quelconque (2).

Mais pour en rester au plus utile, je remarquerai ceci : nous pensons facilement aujourd’hui que les politiciens utilisent les médias, qu’ils les maîtrisent – n’ont-ils pas des coachs, des conseillers en com, qui sont plus importants encore que les conseillers politiques ? En bref, le discours politique serait formaté pour les médias, et non par les médias. Et c’est justement ça que rejette Benjamin.

Ici, Benjamin ne signale pas le rôle de l’image pour la propagation des émotions et la fascination des foules. Mais il n’en reste pas moins que ce message est précieux en ce qu’il relève quelque chose qui nous échappe aujourd’hui, mais qui n’a sans doute pas cessé d’exister : avant d’être manipulateur, le politicien est manipulé – ou si l’on veut, il est conditionné par les moyens techniques de reproduction.

Alors bien sûr, ça l’arrange : il ne s’expose plus devant le Parlement – si ce n’est sous l’œil des caméras – les députés sont remplacés par les spectateurs, le peuple est remplacé par le public. Mais pour Benjamin, c’est au prix de la démocratie : l’action politique n’est plus qu’un acte technique, parce que l’accord des volontés est devenu impossible du fait que le chef politique est face à la caméra et non face aux citoyens.

D’ailleurs ceux-ci ont bien compris la situation : ils s’exposent dans la rue, pour les caméras du 20 heures.


(1) Voir le texte complet en annexe. Ce texte sera repris presque sans modifications dans le dernière version de ce chapitre, datée de 1939 ( chapitre 10, note 1)

(2) Bien qu’il soit difficile d’exposer brièvement cette thèse de Benjamin, disons que ce qui disparaît avec la médiation de la caméra ou du microphone, c’est la personne réelle, avec sa présence, avec son mystère - bref, c’est son aura. Sur l’aura voir ceci (en ajoutant que la personne humaine aussi a une aura).

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Voici le texte de L’œuvre d’art… chapitre 12
« Ce changement du mode d'exposition provoqué par la technique de reproduction s'observe aussi dans le domaine politique. La crise des démocraties peut se comprendre comme une crise des conditions d'exposition de l'homme politique. Les démocraties l'exposent directement, en personne, devant des représentants. Le Parlement est son public. Avec le progrès des appareils d'enregistrement, qui permet de faire entendre le discours de l'orateur à un nombre indéfini d'auditeurs, au moment même où il parle, et, un peu plus tard, de diffuser son image devant un nombre indéfini de spectateurs, l'exposi­tion de l'homme politique devant cet appareil d'en­registrement passe au premier plan. Les parlements se vident en même temps que les théâtres. Radio et cinéma ne modifient pas seulement la fonction de l'acteur professionnel, mais de la même façon le rôle de celui qui, comme le fait l'homme politique, se présente devant eux en personne. Compte tenu de la différence de leurs tâches spécifiques, l'acteur de cinéma et l'homme politique subissent à cet égard des transformations parallèles. Il s'agit de pouvoir exposer, dans des conditions sociales déter­minées, certaines performances contrôlables, voire transparentes, telles que le sport avait été le premier à les exiger dans certaines conditions naturelles. D'où une nouvelle sélection, cette fois devant l'ap­pareil, de laquelle le champion, la vedette et le dic­tateur sortent vainqueurs. »

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