Wednesday, January 13, 2010

Citation du 14 janvier 2010

Croyez-moi, quand la terre entrouvre ses abîmes, /Ma plainte est innocente et mes cris légitimes.

[…]Un jour tout sera bien, voilà notre espérance; / Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.

Voltaire – Poème sur le désastre de Lisbonne (1756)

Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ?

[…]Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l’immortalité de l’âme, et d’une Providence bienfaisante.

Rousseau – Lettre sur la providence (1756)

Le 18 août 1756, un tremblement de terre suivi d’un raz-de-marée et d’un gigantesque incendie détruisit la ville de Lisbonne, faisant entre 50000 et 100000 morts.

Voltaire en prit prétexte pour rédiger ce poème pour critiquer les philosophes adeptes de l’optimisme, pour les quels tout ce qui arrive est l’effet de la Providence. Il visait en particulier Leibniz. Rousseau lui répondit en défendant l’innocence de la création et en attribuant aux hommes la responsabilité de leurs malheurs (1). Voltaire répliqua finalement en rédigeant Candide.

Le terrible catastrophe qui vient de frapper Haïti, les dizaines, voire les centaines de milliers de morts de Port-au-Prince, les millions de sans abris nous forcent à nous rappeler cette polémique sur la Providence.

Mais voyez l’évolution de nos mentalités : si en 1756 on s’interrogeait sur la responsabilité de Dieu ou de celle des habitants de Lisbonne sur ce séisme, aujourd’hui aucune voix ne s’élève – du moins dans notre opinion publique – pour évaluer une telle responsabilité. L’idée même de responsabilité est devenue inaudible aujourd’hui, sauf à dire comme Rousseau que ces millions de malheureux qui se sont agglutinés à Port-au-Prince auraient mieux fait de crever de faim dans leur campagne.

Nous sommes sortis de l’ère du symbole pour entrer dans celui de la causalité mécanique. Nulle volonté, nul sens à chercher derrière ce qui nous arrive. Tout se répartit entre ce que nous aurions pu éviter et l’inévitable. Ce sont les stoïciens qui avaient raison.

... Mais en écrivant ces lignes je me prends à douter. Sommes-nous devenus si raisonnables ? Les victimes de Haïti ne croient elles pas que des responsables sont à chercher et à châtier ?

Ne croyons-nous pas, nous aussi, qu'il a du sens partout, de la volonté, de l'intention, une responsabilité humaine? Un simple exemple : lorsque un de nos proches vient à mourir, bien que ce soit là une conséquence naturelle de la vie, il faut quand même et à tout prix chercher une cause humaine, donc un sens à cette mort. Toute mort est significative, parce qu’elle a été voulue – ou du moins elle n’a pas été empêchée comme elle aurait pu l’être.

Du genre :

- Ah ! Si seulement il m’avait écouté… Pensez, avec son diabète, tout l'alcool qu'il a bu… C’était un vrai suicide…

Ou bien :

- La malheureuse… Son cancer, ce n’est pas lui qui l’a tuée. C’est plutôt son ivrogne de mari... Tout ce stress qu’elle a encaissé, c’est ça qui l’a rongée.

Bref : il n’y a certes plus pour nous de Providence divine à incriminer. Mais l’homme a pris sa place, et de ce fait rien n’a changé. On n’en est plus à dire Tout est bien aujourd'hui, pas plus que Un jour tout sera bien. Par contre on en est à dire Tout doit être bien aujourd’hui.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est encore une façon de chasser l’absurdité du monde.


(1) Lire des extraits de ces deux textes ici.

2 comments:

OrangeOrange said...

Immortalité, jeunesse éternelle, oeuvres de l'esprit, symboliques, …

Et ici et maintenant ?


La longévité de la vie ne cesse, depuis des siècles, de progresser. Et si ce mouvement était infini ?

C'est la question d'un sondage iconoclaste trouvé sur Pnyx, http://www.pnyx.com/fr_fr/poll/31

Superbement illustré par "Passacaglia della Vita", attribuée à Stefano Landi, et ici interprétée par l'Arpeggiata (Christina Pluhar, Marco Beasley, Johanette Zomer, Stephan van Dyck, Alain Buet).

Ainsi, au XVIIème, Landi disait: "Bisogna morire" ("Il faut bien mourir").

Depuis, la longévité humaine a triplé !

Cette progression linéaire est-elle infinie ? A votre avis ?

Jean-Pierre Hamel said...

« Cette progression linéaire est-elle infinie ? A votre avis ? »

- Comme le montre avec évidence l’article cité d’Axel Kahn, cette question s’adresse d’abord au biologiste et non au philosophe.
Toute fois, on pourrait faire quelques remarques :
- D’abord que l’immortalité des mortels concerne les causes _internes_ de la mort. Même les cellules cancéreuses périront si l’organisme cancéreux périt.
- Ensuite, il faudrait savoir si la longévité des cellules est compatible avec celle de l’organisme. Bien des biologistes répondent non (la mort programmée des cellules étant la condition de la croissance, de la structuration et de la conservation de l’organisme).
- Comme le disaient les stoïciens, la question est aussi de savoir quel intérêt serait d’être immortel. Ne risque-t-on pas de voir revenir éternellement les mêmes choses et l’ennui mortel ne serait-il pas la conséquence d’une vie immortelle ?
Ainsi, dans son roman _l’Histoire du monde en 10 chapitres et demi_ Julian Barnes imagine son héros arrivé au paradis où il trouve une vie éternelle de félicité (comme de forniquer toutes les nuits avec des femmes au corps sublime et arriver à faire son golf de 18 trous en 18 coups). L’ennui devient tellement insupportable qu’il supplie de Grand Saint Pierre de l’anéantir.

P.S. Merci pour votre passacaille. Un vrai bonheur que cela.