L'homme est incapable de vivre seul, et il est incapable aussi de vivre en société.
Georges Duhamel
J'entends ici par antagonisme l'insociable
sociabilité des hommes, c'est-à-dire
leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée
d'une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette
société.
Kant – Idée d’une
histoire universelle du point de vue cosmopolitique
Duhamel aime le paradoxe constitué par une formule bien cinglante – en revanche il
plante le lecteur au milieu du gué : comment va-t-il en sortir ?
Mystère…
Ce paradoxe est développé et expliqué par Kant :
c’est bien le moins qu’on puisse attendre du philosophe, qui a pour but
d’enrichir notre esprit au lieu se comporter comme le picador avec le taureau.
Ce développement de Kant (qu’on peut lire ici) consiste à
observer que les hommes aiment dominer les autres hommes ; mais ils savent que ceux-ci sont comme eux. Du coup, si chacun a besoin des autres pour avoir
quelqu’un à dominer, chacun préfèrerait aussi vivre seul plutôt que d’être
assujetti au pouvoir des autres.
Toutefois, comme l’observe Duhamel, la société existe bel
et bien : comment est-ce possible ?
La réponse est dans le mécanisme de l’insociable sociabilité.
Alors que dans le cas de l’amitié selon Schopenhauer ce
mécanisme d’attraction-répulsion entraîne un équilibre stable (1), chez Kant le
même mécanisme amène à un état très instable qui exige un perpétuel
rééquilibrage. Le pouvoir sur l’autre n’est jamais totalement acquis, et
l’espoir de le reconquérir fait que le dominé continue de lutter au lieu de se
réfugier dans la résignation. Du coup la société toute entière est fécondée par
cette compétition agressive qui est éminemment productrice de richesses. On reconnait
alors l’influence de Mandeville et de sa Fable
des abeilles (2).
o-o-o
Que peut-on en conclure ? Au moins ceci : que
le libéralisme impliqué dans cette cruelle disposition de l’être humain à faire
son profit du malheur des autres relève d’une croyance en une certaine nature
humaine : que certains considèreront comme un défaut, mais que Kant, avec
son invincible optimisme attribue à une salutaire disposition de la Nature
désireuse de stimuler le progrès de l’humanité.
Ajoutons qu’à l’exact opposé de ce libéralisme on trouve
l’anarchie qui croit elle aussi à l’existence d’une nature humaine ; par
contre elle serait selon eux faite de bonté – et corrompue seulement par la loi
de l’Etat.
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(1) La fable des
hérissons est racontée par Schopenhauer et on la trouve ici
(2) Après les hérissons, les abeilles… Une ruche qui
symbolise la société humaine est prospère tant que durent les vices des
abeilles jalouses et agressives ; par contre elle périclite quand ces
mêmes abeilles deviennent miraculeusement vertueuses. A lire ici.
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