Wednesday, September 05, 2012

Citation du 6 septembre 2012


J'aime les anecdotes sur la petitesse des grands de ce monde. J'aime me dire que Shakespeare levait volontiers le coude. Je me cramponne même au récit de cette ultime orgie avec son ami Ben Jonson. Peut-être l'histoire est-elle apocryphe, mais j'espère que non. J'aime l'imaginer sous les traits d'un braconnier, d'un bon à rien de village, vilipendé par le maître d'école, cible constante des sermons du magistrat local. J'aime songer que Cromwell avait une verrue sur le nez ; cette pensée me réconcilie avec mes propres traits. J'aime savoir qu'il mettait des bonbons sur les chaises pour voir les dames élégantes abîmer leurs belles robes ; me dire que sa farce idiote le faisait hurler de rire, comme n'importe quel Dudule de banlieue avec son pistolet à eau les jours de fête. J'aime lire que Carlyle balançait des tranches de bacon à la tête de sa femme et se rendait parfois parfaitement ridicule pour des contrariétés de rien du tout, qui auraient fait sourire un homme équilibré. Je songe alors à la cinquantaine de bourdes que je commets par semaine et je me dis : « Moi aussi, je suis un homme de lettres ».
 Jerome K. Jerome – Arrière-pensées d'un paresseux (1886)

Je cite dans sa longueur le texte de Jerome K. Jerome pour sa saveur : nous aussi nous sommes ravis d’imaginer le verre de trop de Shakespeare, la verrue de Cromwell, ou les colères de Carlyle. Nous aimons tout cela comme nous aimons lire dans les potins de Voici les ridicules caprices des stars. Comme K. Jerome, nous avons la fierté de nous dire que nous avons au moins quelque chose de commun avec ces sommités. (1)
Mais que de petits sentiments ! N’avons-nous rien de mieux à penser ? Je crois bien que c’est dans Amadeus, le film de Milos Forman que le véritable problème est posé : il nous montre en effet un Mozart vulgaire, joueur et frivole trousseur de jupons qui, même dans l’expression de son art met une fantaisie peu compatible avec le sérieux. Qu’on lise pour s’en convaincre les notes marginales écrites de sa main dans les marges de son concerto pour cor – ou encore qu’on se rappelle ce concours avec un ami pour savoir qui fera une partition pour le clavier injouable pour l’autre. C’est Mozart qui gagne : sa partition comportait une mesure requérant un accord de 11 notes – oui mais l’interprète n’a que 10 doigts. Et Mozart de jouer la 11ème note… avec son nez !
Le Salieri du film de Forman s’interroge comme nous : comment un pareil génie peut-il coïncider avec de pareilles niaiseries, et avec – du moins dans le film – une pareille vulgarité ?
Qui saura le dire ? Mais qu’au moins on sache que les petitesses des grands ne servent pas à me consoler de ma propre médiocrité ; elles m’interpellent sur la nature du génie – et sur les excuses que celui-ci leur fournit. Mozart vulgaire ? Soit ; supposons-le. Et puis retournons écouter sa musique.
… Mais aussi : quand le plus grand génie de la finance et de la politique aurait pour manie de trousser les femmes de ménage dans les chambre d’hôtels, faudrait-il le lui pardonner, parce que tous les génies ont leurs faiblesses ?
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(1) Et les philosophes ? Baillet nous dit que Descartes se débauchait une fois tous les trois mois – ce qui veut dire que, pour le moins, il s’enivrait. Quant au biographe de Kant, il nous raconte qu’il donnait des coups de cannes aux miséreux qui s’approchaient de lui pour solliciter une aumône.

1 comment:

Anonymous said...

Se contenter d'admirer le génie, c-à-d le talent et non l'homme.
Surtout ne pas creuser.
Sous peine d'être déçu.