Le français de certaine école contemporaine est une langue
morte.
Victor
Hugo – Cromwell (Préface) – Citation complète en Annexe
Que ceux qui se mobilisent et pétitionnent contre la
suppression de l’enseignement des langues mortes telles que le latin et le grec
se méfient : n’oublient-ils pas de prendre aussi la défense du
français ?
On proteste vigoureusement contre l’abandon de l’étude du
grec et du latin au collège. Mais la raison qu’on en donne doit être
énergiquement soulignée : pour qui n’entend ni le latin ni le grec, c’est
le français lui-même qui devient une langue morte. D’ailleurs on le dit
souvent : la pratique de la période cicéronienne est indispensable pour
suivre jusqu’au bout la moindre phrase de Descartes (1) – et on aurait raison d’ajouter des orateurs
comme Jaurès.
- Bon. On admet. Reste que la pratique approfondie du latin
et du grec a été abandonnée depuis longtemps, et les enfants qui l’étudient aujourd’hui
ne sont souvent même pas capables d’arriver au bout d’une phrase de Jules César
– quant à en tirer parti pour la pratique du français, n’en parlons pas.
Cette crainte de perdre la pratique du français en même
temps que celle du latin est-elle donc excessive ? On remarque quand même
que parfois le français est bel et bien incompréhensible pour les français
eux-mêmes. Que pour cela il n’est nul besoin d’avoir recours aux ouvrages
d’autre fois – quand les langues mortes étaient encore pratiquées. Il suffit
d’ouvrir les ouvrages de certains écrivains, et qu’il n’est nul besoin de
recourir à Proust pour avoir la preuve que nos ouvrages de littératures sont
composées dans une langue qui dans l’immédiat nous échappe.
Pour comprendre ce dont on parle, ouvrons un ouvrage
beaucoup plus récent et lisons ce texte de Claude Simon :
« La mort fut
certainement instantanée. L’armée était alors en pleine retraite après la
défaire de Charleroi et le corps fut abandonné sans sépulture à l’endroit même
où il gisait, peut-être toujours adossé
contre l’arbre, le visage caché par une nappe de sang gluant qui peu à peu
s’épaississait, obstruant les orbites, s’accumulant sur la moustache, s’égouttant
de plus en plus lentement sur la barbe drue et carrée, la tunique sombre. Avant
de le laisser derrière eux, son ordonnance, ou celui de ses officiers à qui
avait échu le commandement de la compagnie, eut cependant soin d’emporter la
plaque de zinc de couleur grisâtre attachée à son poignet et portant son nom
ainsi que son numéro de matricule. Cette plaque fut plus tard envoyée à la
veuve en même temps que les jumelles et une citation du mort à l’ordre de
l’armée suivie peu après par l’attribution de la croix de la légion d’honneur
décernée à titre posthume. » Claude Simon – L’acacia.
Voilà ce que je veux dire : ce texte n’est pas
inintelligible à une lecture attentive. Mais ce qu’il recèle de sens est porté
par le style, la structure des phrases, le souffle qu’il faut pour les lire
jusqu’au bout. Autrement dit, il faudrait considérer qu’il a été écrit dans une
langue étrangère qu’il faut apprendre en lisant pour comprendre.
Je me résume : tout ouvrage français, un tant soit peu
littéraire, a été écrit dans une langue étrangère – langue qui n’est pas sans
rapport avec le latin et le grec.
----------------------------------------
(1) Exemple : « Le troisième (précepte), de
conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples
et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à
la connaissance des plus composés ; et supposant même de l'ordre entre ceux qui
ne se précèdent point naturellement les uns les autres. » – Discours
de la méthode seconde partie.
--> Rappelons que Descartes écrivit le Discours de la
méthode en français pour qu’il fut intelligible par tous (même par les femmes
disait-il)
-------------------------------
Annexe
« Il en est des idiomes humains comme de tout. Chaque
siècle y apporte et en emporte quelque chose. Qu’y faire ? Cela est fatal.
C’est donc en vain que l’on voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre
idiome sous une forme donnée. C’est en vain que nos Josué littéraires crient à
la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour
où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. — Voilà pourquoi le français de
certaine école contemporaine est une langue morte. » Victor Hugo
No comments:
Post a Comment