Jean de La Bruyère –
Les Caractères
« - Monsieur, votre femme vous fait cocu.
- C’est impossible monsieur : elle m’est totalement
fidèle.
- Tenez, regardez cette photo prise sur la plage avec son
chef de service.
- Oh ! La perfide ! Elle m’avait dit qu’elle
partait en séminaire !
- Perfide ? Et alors ? Elle cherche bien
naturellement à compenser vos mollesses de vieil abonné. »
Voilà : entre La Bruyère et nous la seule différence
tient dans la dernière réplique. Après plus de trois siècles, on accepte maintenant
l’idée que le droit des femmes au bonheur est inaliénable, et qu’il justifie le
mensonge lorsqu’il est le seul moyen de l’atteindre.
- Quoi ? La perfidie ne serait plus un vice, mais un
moyen normal pour atteindre ce à quoi nous avons droit ? Le bonheur
légitimerait et la perfidie qui permet de commettre l’adultère – et le malheur
auquel elle condamne le mari cocu ?
Alors certes, La Bruyère ne nous invite pas sur cette
voie. Il reprouverait d’ailleurs qu’on puisse s’y engager : un vice est un
vice et les excuses qu’on en donne ne suffisent jamais pour déroger à ce
principe.
Mais nous avons maintenant deux autres principes :
selon l’un il faut se préoccuper d’abord de soi, et selon l’autre, le bonheur est
la valeur suprême qui justifie tous les moyens utiles pour l’obtenir. En leur
obéissant, serons-nous méchants ? Oui ? – et alors ? Croirons-nous
qu’il existe un « régulateur » qui prive le méchant de bonheur ?
Dirons-nous que cette femme qui s’envoie en l’air sans remords alors que son
mari la croit en séminaire ne peut être
heureuse, du moins qu’elle n’est pas digne
de l’être ?
Ah ! – voilà un mot qui ne laissera pas indifférent
les adeptes de Kant pour qui nous ne sommes jamais certains d’atteindre le
bonheur et donc tout ce que nous pouvons faire est de nous rendre dignes d’être
heureux. Méritons le bonheur, et après, laissons Dieu – ou le destin – faire
son office.
La discussion est-elle close avec et argument ?
Dirons-nous que la femme perfide a bien tort, parce qu’elle troque sa respectabilité qui institue son droit au
bonheur pour un simple plaisir – même si c’est une jouissance ? D’ailleurs,
savez-vous ce qui va lui arriver ? Son chef de service est entrain de
l’exploiter sexuellement : il va la laisser tomber ; et quand elle va
revenir chez elle, elle trouvera la porte close : le mari cocu aura fait
changer la serrure.
Bien fait pour elle ? Peut-être, mais traduisons la
question : ce malheur est-il justifié ?
- Répondre « oui » suppose que l’accès au
bonheur soit subordonné à un quelconque droit. Mais, par exemple, accepterait-on
de parler d’un droit "conditionnel" à la liberté, selon le quel on ne laisserait
la liberté qu’à ceux qui ont fait la preuve qu’ils la méritaient ? Non,
bien sûr.
- Alors, si on disait que tout être humain n’a pas à se
rendre digne d’être heureux, parce
qu’il a un droit imprescriptible à l’être ?
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