Il ne manque à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s'appelât travailler.
Jean de La Bruyère –Les Caractères
Pour La Bruyère, l’oisiveté et le travail sont deux dénominations qui peuvent recouvrir une seule et même réalité.
Peut-on étirer ainsi la notion de travail et l’appliquer à de telles activités ou états sans la faire craquer ? Ce n’est possible qu’à condition de la redéfinir ; mais alors, ne risque-t-on pas d’effacer les limites du concept au point de le rendre inintelligible ?
- D’abord, reconnaissons que si le travail est une activité non pas d’ordre économique (= destinée à satisfaire les besoins du travailleur) mais destinée à produire une transformation de la matière, on progresse, mais on n’est pas encore arrivé au but.
Il faut donc ajouter que le travail n’est pas exclusivement une transformation de la matière, mais qu’il comporte aussi une large part d’activité intellectuelle. C’est même l’opposition entre travail matériel et travail intellectuel qui semblait à Marx être l’expression la plus nette de l’aliénation par le travail : pourquoi celui qui travaille ne pourrait-il méditer, parler, lire, dans l’exercice même de son travail ?
- Reste : être tranquille. On dira que c’est cela l’oisiveté, et que le travailleur ne peut être oisif. Mais on devrait sans doute concevoir l’oisiveté sur le fond d’une autre activité dont elle constituerait une condition d’exercice.
Mai-68 : métro-boulot-dodo : comme Aristote, les jeunes contestataires de l’époque refusaient au repos un statut bienheureux, car il y voyaient la condition du travail et non sa récompense (1).
Etre tranquille c’est le fait ne pas dissiper son énergie dans le monde extérieur, et de la réacheminer vers notre propre être, la mettre au service de notre propre pensée.
- Résumons-nous : Travailler, c’est agir, c’est créer, comme Hannah Arendt nous invite à le penser. Agir créer, c’est aussi bien transformer la matière qu’élaborer une pensée, à plusieurs ou tout seul – et dans ce cas, la tranquillité en est une condition.
Mais pour parvenir à cet état, il faut désolidariser l’idée de travail de celle de satisfaction des besoins – la quelle suppose le labeur.
La Bruyère a donc tort mais en partie seulement : on peut bien nommer travail l’oisiveté du sage, à condition de dire qu’il doit aussi exercer un labeur pour manger chaque jour.
Spinoza était aussi polisseur de lentilles (2).
(1) On dirait tout aussi bien « dodo-métro-boulot »
(2) Pour les ignorants qui ricanent, je suis obligé de préciser qu’il ne travaillait pas chez William Saurin.
2 comments:
Tiens, je vais garder cette citation. Au bac blanc, on avait donné cette année : "Le travail est-il le contraire du loisir ?", ce qui a donné lieu à d'affligeantes platitudes. Partir de La Bruyère est une bonne idée. :)
Partir de La Bruyère est une bonne idée
Pourquoi pas ?
En tout cas, la citation de La Bruyère ale mérite d'être parfaitement claire.
Bon courage pour la fin de l'année
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