A chaque époque ce que nous savons et ce que nous pouvons est à la fois chance et péril…
P. Ricœur - Histoire et vérité (p.86) – 1955
A l’instant où j’écris ces lignes on se demande si les Japonais ne vont pas occasionner avec leur centrale de Fukushima une catastrophe digne de Hiroshima et de Nagasaki réunis. Et nous voilà embarqués dans de nouvelles diatribes contre le progrès, contre le vice des hommes qui sont, disent certains, shootés à la consommation d’énergie. Bref faut-il en revenir à la chandelle et à la diligence ?
A l’heure où certains appellent à un débat national, voire même à un référendum sur l’existence des centrales nucléaires, c’est le moment de prendre un peu de hauteur et de considérer la situation du progrès sous l’angle philosophique.
--> Quels sont les principes que nous devons mettre en avant pour penser le progrès humain et pour savoir s’il y a en lui une place pour les centrales nucléaires ?
Poser ainsi la question, c’est réintégrer le cas de ces centrales dans le cas général de l’évolution technique, au moins depuis l’essor du machinisme. Dans cette perspective, l’un des textes les plus valables est ce texte de Ricœur, qui a été écrit en 1955, époque où bien évidemment les centrales nucléaires n’étaient pas le sujet d’interrogation. (Comme je ne l’ai pas trouvé sur le Net, j’ai pensé être utile à mes lecteurs en leur donnant (en annexe) des extraits, afin que chacun puisse s’en faire une idée.)
Dans ce texte, Ricœur parle du machinisme et de ce qui lui est attaché comme amélioration ou comme dégradation des conditions de la vie.
A chaque époque ce que nous savons et ce que nous pouvons est à la fois chance et péril : tout progrès n’est progrès que dans la mesure où nous l’utilisons dans le but d’améliorer la vie des hommes.
--> Et voilà le principe : rien n’est définitivement un progrès – ni un malheur : à tout moment on peut utiliser ce que d’autres ont inventé pour le bienfait de l’humanité afin de lui nuire – même le levier, même la fronde etc.
Il en va de même avec le progrès « nucléaire ». Le maudire comme le mal absolu ou le bénir comme progrès incontournable, c’est faire comme si c’était du cœur même de cette technologie que cela se décidait. En réalité, c’est laisser de côté l’essentiel : nous sommes, nous humains, responsables de ce que nous faisons de cette création. Condamner les centrales nucléaires à la fermeture, c’est affirmer que nous ne serons jamais capables de les gérer avec sagesse, comme de les mettre à l’abri des colères de la nature ou des dérives de gérants calamiteux et avides de profit. (On nous dit que les japonais avaient prévu le risque de tsunami et qu’ils avaient érigé une digue pour protéger leurs centrales. Elle avait 10 mètres de hauteur ; ils n’avaient pas prévu que la vague qui a déferlé l’autre jour ferait 17 mètres de haut.)
Alors oui, nous devons faire un bilan des risques et des bénéfices que nous pouvons en espérer, exactement comme nous devons apprécier à leur juste valeur les bienfaits et les inconvénients de la voiture ou de la division du travail.
C’est dire que la question de la valeur – et non du profit – doit être au centre du débat… et de la décision si nous voulons qu’elle soit politique.
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Annexe.
« Le thème du progrès ne se constitue que si on décide de ne retenir de l’histoire que ce qui peut être considéré comme l’accumulation d’un acquis. [...] Ce trait [de l’histoire] c’est celui qui permet justement de l’appeler progrès et non pas seulement évolution, changement ou même croissance et d'affirmer que cette croissance d’outils, de savoir et de conscience est un progrès, c’est dire que ce plus est un mieux ; c’est donc attribuer une valeur à l’histoire. [...] Il semble donc que la valeur qui se révèle, dès ce niveau, c’est la conviction que l’homme accomplit sa destination par cette aventure technique, intellectuelle, culturelle, spirituelle, oui, que l’homme est dans sa ligne de créature, quand, rompant avec la répétition de la nature, il se fait histoire, intégrant la nature même à son histoire, poursuivant une vaste entreprise d’humanisation de la nature. Il ne serait pas difficile de montrer avec détail comment le progrès technique, au sens le plus étroit et le plus matériel, réalise cette destination de l’homme : c’est lui qui a permis de soulager la peine des travailleurs, multiplié les relations interhumaines et amorcé ce règne de l’homme sur toute la création. Et cela est bien. [...] [Pourtant] les discussions sur le progrès sont finalement assez stériles ; d’un côté on a tort de condamner l’évolution, mais de l’autre on n’a pas gagné grand-chose à en faire l’éloge. En effet cette même épopée collective qui a une valeur positive, si on considère en bloc le destin des hommes, la réalisation de l’espèce humaine, devient beaucoup plus ambiguë si on la rapporte à l’homme concret. A chaque époque ce que nous savons et ce que nous pouvons est à la fois chance et péril ; le même machinisme qui soulage la peine des hommes, qui multiplie les relations entre les hommes, qui atteste le règne de l’homme sur les choses, inaugure de nouveaux maux : le travail parcellaire, l’esclavage des usagers à l’égard des biens de civilisation, la guerre totale, l’injustice abstraite des grandes administrations, etc. On trouverait une même ambiguïté attachée à ce que nous appelions tout à, l’heure le progrès de connaissance ou de conscience. » P. RICOEUR - Histoire et vérité (p. 81-86) – 1955
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