Nous sommes plus riches que nous ne pensons ; mais on nous dresse à l'emprunt et à la quête. En aucune chose l’homme ne sait s’arrêter au point de son besoin.
Montaigne – Essais, III ch. 12 – De la physionomie (suite du texte en annexe)
Nous sommes plus riches que nous pensons, mais, dit Montaigne, on nous dresse à l’emprunt & à la quête ; on nous apprend à nous servir du bien d’autrui plutôt que du nôtre ; ou plutôt, accumulant sans cesse, nous n’osons toucher à rien : nous sommes comme ces avares qui ne songent qu’à remplir leurs greniers, & dans le sein de l’abondance se laissent mourir de faim.
Rousseau – La nouvelle Héloïse (note de Rousseau)
…on nous dresse à l'emprunt : comme beaucoup de citations rapportées ici concernant l’économie, nous constatons que nos auteurs classiques ont su, il y a déjà bien longtemps, ce que nous découvrons à peine aujourd’hui ; et il nous vient à l’esprit que nous aurions évité bien des malheurs à savoir les lire à temps…
C’est vrai que Montaigne oriente sa réflexion vers l’abus de science (voir texte en annexe) – ce qu’on pourrait appeler l'érudition pédante. Mais comme le montre déjà la note de Rousseau, on a depuis longtemps lu ce texte en laissant cet abus de côté pour ne s’en tenir qu’aux excès de richesses (et aux insuffisances de la consommation !).
--> La richesse ou la pauvreté ne sont pas des données chiffrables dans l’absolu. Nous sommes riches si nos ressources excèdent nos besoins ; nous sommes pauvres si au contraire ce sont nos besoins qui excèdent nos ressources. Voilà une leçon de la sagesse ancestrale, et on nous dira qu’il n’y a rien là que de très ordinaire.
Oui – Mais par contre ce qui l’est moins, c’est que selon Montaigne l’ignorance de ce principe n’est pas naturelle, qu’elle résulte d’une manipulation de notre esprit ayant pour but de nous rendre insatiables en toute chose, suscitant en nous des besoins sans limites.
Laissons de côté la question de savoir qui nous manipule, quel est ce « on » qui « nous dresse à l’emprunt », et intéressons-nous à savoir quels besoins sont ainsi stimulés.
En prenant au premier degré la formule de Montaigne, nous dirons, que ce qui se développe en nous, c’est un besoin « générique » de richesse, celui qui nous pousse à gagner plus… ou sinon à faire fructifier notre argent.
Certes, tous les petits épargnants spoliés par la crise financière vous le diront : ils n’ont cherché qu’à se mettre à l’abri du besoin en accroissant leur magot. Mais ils se trompent : ils ne se sont pas protégé des besoins, ils se sont exposés à un autre besoin, bien plus puissant : le besoin de s’enrichir.
Pour les autres (ceux qui ont lu Montaigne et Wolinski), la crise n’existe pas.
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Annexe -
Nous sommes chacun plus riche que nous ne pensons : mais on nous dresse à l’emprunt, et à la quête : on nous duict [forme] à nous servir plus de l’autrui, que du notre. En aucune chose l’homme ne sait s’arrêter au point de son besoin. De volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu’il n’en peut étreindre. Son avidité est incapable de modération. Je trouve qu’en curiosité de savoir, il en est de même : il se taille de la besogne bien plus qu’il n’en peut faire, et bien plus qu’il n’en à affaire, étendant l’utilité du savoir, autant qu’est sa matière.
Ut omnium rerum, sic literarum quoque intemperantia laboramus (« Comme en toutes choses, aussi ebn l’étude des lettres nous montrons de l’intempérance » - Sénèque, Lettres – 106). Et Tacite a raison, de louer la mère d'Agricola, d'avoir bridé en son fils, un appétit trop bouillant de science. C'est un bien, à le regarder d'yeux fermes, qui a, comme les autres biens des hommes, beaucoup de vanité, et faiblesse propre et naturelle : et d'un cher coût.
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