Celui qui a plongé son regard au fond de l’univers devine très bien quelle profonde sagesse il y a dans le fait que les hommes sont superficiels. C’est leur instinct de conservation qui leur enseigne à être fugaces, légers et faux.
Friedrich Nietzsche – Par-delà le bien et le mal (§59)
De quoi la superficialité nous protège-t-elle ? Pourquoi la réalité sous-jacente aux apparences serait-elle une vision insoutenable ? Quelle crainte nous la fait fuir ?
Je laisse mes lecteurs lire la réponse de Nietzsche dans le paragraphe 59 de Par-delà la bien et le mal, que je cite in extenso en annexe (mais qu’on peut retrouver avec l’œuvre intégrale ici). Je retiens que selon Nietzsche il y a deux espèces particulièrement efficaces de maquilleurs de réalité : les artistes et les hommes religieux. Eux, ils savent nous faire oublier le dégoût profond que nous inspire la vie : les premiers en nous faisant jouir des fausses apparences qu’ils produisent, les seconds en suscitant la croyance en une vie au-delà de la vie, une vie en Dieu plus vraie que la « vraie » vie. Telle est la piété qui nous fait aimer dans notre prochain, si laid, si difforme, si odieux soit-il, l’image même de notre Dieu.
Et nous-mêmes ?
Ne préférons-nous pas la femme maquillée à la même femme au saut du lit, dans le grisâtre du petit jour ?
Notre époque, si soucieuse de l’image que nous donnons aux autres, au point qu’il existe des gens qu’on paye très cher pour nous conseiller afin de donner la meilleure possible, ne dit-elle pas exactement la même chose que Nietzsche ?
Pour lui, c’est une question d’instinct de conservation.
- Et l’actrice qui fait retendre sa vieille peau et qui nous dit que c’est par respect pour son public – dit-elle autre chose ?
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Annexe
59 – Celui qui a plongé son regard au fond de l’univers devine très bien quelle profonde sagesse il y a dans le fait que les hommes sont superficiels. C’est leur instinct de conservation qui leur enseigne à être fugaces, légers et faux. On trouve çà et là un culte, passionné et plein d’exagération, pour les « formes pures », chez les philosophes comme chez les artistes. Personne ne doutera que celui qui a ainsi besoin d’un culte de la surface, n’ait fait quelque expérience malheureuse au-dessous de la surface. Peut-être y a-t-il même une sorte de hiérarchie parmi ces enfants qui craignent le feu parce qu’ils se sont une fois brûlés, artistes nés qui ne savent jouir de la vie que lorsqu’ils en faussent l’image (ce qui est une sorte de vengeance sur la vie). On pourrait connaître le degré de dégoût que leur inspire la vie, par la mesure où ils voudraient en voir fausser l’image, voir cette image estompée, éloignée, divinisée. De la sorte, on pourrait compter les hommes religieux parmi les artistes, comme leur classe la plus élevée. C’est une crainte ombrageuse et profonde, la crainte d’un pessimisme incurable, qui force de longs siècles à se cramponner à une interprétation religieuse de l’existence, la crainte de cet instinct qui pressent que l’on pourrait connaître la vérité trop tôt, avant que l’homme soit devenu assez fort, assez dur, assez artiste... La piété, la « vie en Dieu » ainsi considérées apparaîtraient comme la dernière et la plus subtile création de la crainte en face de la vérité, comme une adoration et une ivresse d’artiste devant la plus radicale de toutes les falsifications, la volonté de renverser la vérité, la volonté du non-vrai à tout prix. Peut-être n’y eut-il pas jusqu’à présent de moyen plus puissant pour embellir l’homme que la piété. Par la piété, l’homme peut devenir artifice, surface, jeu des couleurs, bonté, au point que l’on ne souffre plus de son aspect.
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