Vous êtes très confus, Baruch Spinosa (sic) ; mais êtes-vous aussi dangereux qu'on le dit ? Je soutiens que non : et ma raison, c'est que vous êtes confus, que vous avez écrit en mauvais latin, et qu'il n'y a pas dix personnes en Europe qui vous lisent d'un bout à l'autre, quoiqu'on vous ait traduit en français. Quel est l'auteur dangereux ? c'est celui qui est lu par les oisifs de la cour et par les dames.
Voltaire – Dictionnaire philosophique - Article Dieu, Section III (Du fondement de la philosophie de Spinoza)
Quel est l'auteur dangereux ? c'est celui qui est lu par les oisifs de la cour et par les dames.
Autrement dit, l’auteur dangereux n’est pas l’auteur qui serait seulement pernicieux (comme le serait Spinoza en raison de son athéisme supposé à l’époque de Voltaire), mais l’auteur lu par les esprits faibles et crédules.
On peut être tenté de commenter ce jugement de Voltaire en contestant que les femmes fassent partie de ces faibles d’esprit comme il feint de le croire (1).
Mais on peut aussi raisonner sur l’absence de lecteur sérieux de Spinoza : n’est-ce pas également le cas aujourd’hui ? Qui donc a lu d’un bout à l’autre un livre comme l’Ethique ?
Toutefois, je préférerais m’en tenir à l’observation que fait Voltaire : ce qui compte, c’est le couple réalisé par le livre et son lecteur. Ou plutôt, c’est ce que le lecteur fait du livre qui importe.
Oui, plutôt que de considérer le couple auteur-livre, ou auteur–et–son–œuvre, ce dont les critiques littéraires font leur fonds de commerce, essayons de penser à ce qu’il advient du livre quand il se retrouve entre les mains du lecteur.
Imaginez un peu : vous êtes sur un plateau télé, un journaliste-animateur est là et il vous questionne :
- Monsieur X***, vous avez lu le livre de Michel H***. Qu’en avez-vous pensé ?
- Euh… C’est que je ne l’ai pas lu en entier, parce qu’il m’a glissé des mains quand je me suis endormi et que depuis je ne l’ai pas retrouvé.
- Soit. Mais, comme vous le savez, le style de notre auteur se caractérise par une importance du métalangage, avec l'emploi régulier de l'italique typographique. A votre niveau de lecteur, ce choix est-il pertinent ?
- Je vais vous dire ce que j’en pense, monsieur : aucun choix de l’auteur ne peut-être pertinent parce que seul mon choix à moi est décisif. Je suis capable de sauter 50 pages parce que c’est là mon bon plaisir, ou même de commencer par la fin. Il m’arrive, quand j’aime beaucoup un livre, de ne pas lire les 50 dernières pages, uniquement pour que mes héros continuent de vivre indéfiniment.
- Mes chers auditeurs, vous constatez que nous avons devant nous un adepte du Plaisir du texte - du moins tel que nous le décrit Roland Barthes.
Merci encore.
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(1) Comme le proclame le titre du livre de Laure Adler : Les femmes qui lisent sont dangereuses. Qu’en aurait dit madame du Chatelet ?
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