Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche (= qui louchait); au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému.
René Descartes, lettre à Chanut (6 juin 1647) (lire ici)
On est toujours content quand les gens qui nous aiment relèvent nos travers comme des raisons supplémentaires de nous aimer.
Emmanuel Carrère – D’autres vies que la mienne (Folio, p.130)
Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Je n’ai pas pu isoler cette phrase de Descartes du début de son texte, et on comprend pourquoi : si Descartes s’y raconte sur le mode de la confidence c’est que ce procédé est indispensable pour comprendre de quoi il s’agit.
On ne va pas chicaner notre philosophe et ironiser (comme le font sans vergogne les profs de philo qui lisent cette lettre avec leurs élèves) sur les attraits pas les quels les jeunes filles éveillent habituellement la passion chez les garçons : ce n’est sûrement pas avec leurs yeux égarés… D’ailleurs, quand Descartes parle de passion il ne pense pas aux sentiments, encore moins à l’Amour, le grand AAAmour – avec un Triple A.
Par contre on peut réévaluer son jugement sur les défauts des autres tels qu’ils sont perçus dans l’amour – sinon dans l’amitié.
On le disait ici même : un ami c’est quel qu’un qui nous aime, bien qu’il connaisse nos défauts.
Emmanuel Carrère en rajoute une couche : en plus c’est, selon lui, une occasion supplémentaire d’apprécier nos amis – ou nos amantes. Que René la Taupe aime le petit ventre rond de son ami(e) ; que nous aimions (comme Descartes) les filles qui louchent un peu – oh, juste un peu, qu’elles n’aient qu’une « coquetterie dans l’œil » – quoi de plus ordinaire ?
Mais ici, ça va plus loin : si mon défaut est un travers, il doit quand même pénaliser vraiment l’intérêt que je suscite. Et pourtant, ce travers est tellement constitutif de moi, il est pris et enchevêtré de façon si inextricable dans mon être, que je dois dire : il est moi.
Impossible de m’aimer sans aimer aussi mes défauts.
No comments:
Post a Comment