[…] travail dont le souffle étouffant / Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée, / La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée, / Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain !- / D'Apollon un bossu, de Voltaire un Crétin !
Victor Hugo, Melancholia 1838 (date de sa composition probable, sa publication dans recueil des Contemplations étant de 1856)
Melancholia 1 –
Que peut-on ajouter à cette envolée ? Après cela, comment ne pas s’indigner (oui, je lâche le mot !) lorsqu’on nous dit cyniquement que le travail est la valeur dont il faut restaurer le respect et l’admiration. Travailler plus, pour se crétiniser d’avantage ? ou pour devenir un peu plus difforme ?
Mais à quoi bon « désespérer Billancourt » ? (1) Ne vaut-il pas mieux se dire que tout cela, c’était vrai du temps de Victor Hugo, mais que les luttes sociales et le progrès du machinisme ont rendu le travail compatible – pour le moins – avec la vie heureuse ?
J’appartiens à une génération de baba-cool celle-là même qui a fait mai-68, Woodstock et les chemises à fleurs. Cette génération a dénigré le travail, lieu de l’exploitation, des petits chefs et de l’exténuation des forces. Lafargue et son droit à la paresse n’était pas loin (à lire ici).
Et puis… La crise, le chômage etc… L’entreprise est devenue le lieu de la compensation du travail par un salaire parfois étriqué, mais jugé indispensable : on savait désormais qu’on ne vivrait jamais comme Thoreau dans une cabane au fond des bois avec quelques dollars en poche. On acceptait de devenir « bossu comme Apollon » et « crétin comme Voltaire » à condition que Papa Noël mette un bel écran-plat dans nos petits souliers (ou un i-pod-pad-phone).
Tout cela, mes chers lecteurs vous le savez déjà, j’en suis sûr.
Mais avez-vous comme moi lu ces sondages qui nous avertissent qu’une majorité de nos concitoyens sont heureux au travail ? Oui, vous avez bien lu : heureux ! Et que par conséquent les suicidés de France Télécom étaient victimes d’une entreprise exceptionnellement perverse – mais qu’en réalité la majorité des entreprises apportent plaisir et joie à leurs employés…
…Oui – mais non : en travaillant, qu’est-ce qu’on aime ? Le produit du travail ? L’entreprise ? Son Patron ? Les autres travailleurs avec qui on besogne ? Chacun répondra selon son vécu propre, mais pour ma part c’est le dernière solution que je retiendrai : les rapports sociaux se sont tellement délités dans la vie quotidienne que c’est seulement au travail, à la cantine ou à la machine à café qu’on a maintenant des rencontres humaines un peu intéressantes.
Ce n’est pas le niveau d’intérêt du travail qui a monté, c’est celui des rapports sociaux qui a baissé.
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(1) Pour les curieux, voici une contribution fort érudite et sans doute définitive à l’exégèse de la célèbre formule de Sartre :
«La pièce Nekrassov écrite en 1955 [...] dans laquelle figure la célèbre apostrophe («Désespérons Billancourt ! Désespérons Billancourt !») …
«Cette réplique se trouve au tout début de la scène VIII, dans le tableau V. Elle est prononcée par Georges de Valera, un escroc qui se fait passer pour un ministre soviétique ayant « choisi la liberté » (Nekrassov), afin de fournir en articles anti-communistes un journal du soir. Ainsi, cette phrase, dans l’esprit de l’auteur, signifie la volonté des classes dominantes de « désespérer les pauvres » (autre réplique du même personnage un peu plus loin) en présentant la « patrie des travailleurs » sous les traits les plus noirs possibles.
Au contraire, depuis, son utilisation s’est faite à l’envers : devenue « Il ne faut pas désespérer Billancourt », elle était la soi-disant justification des progressistes pour justement cacher, aux yeux des travailleurs, les crimes et errements de l’URSS. Encore heureux si on ne l’a pas prêtée à Sartre, au choix, lors du retour d’un voyage en URSS (site Internet des Increvables Anarchistes), à une question sur le Goulag ou lors d’un meeting devant les usines Renault en mai 1968 (Philippe Merlant sur le site Internet place-publique.fr). » - Extrait de l’ouvrage de Jean-Pierre BAROU « Sartre, le temps des révoltes » Paris, Stock, 2006
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