Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs [issus de civilisations différentes], rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d'information, donc une organisation plus grande.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, neuvième partie (voir texte en annexe)
A notre époque où nous pensons si fort à sauver la planète, que faisons-nous pour sauver les civilisations ? En 1955, Lévi-Strauss nous alertait sur les dégâts causés par la « mondialisation » de la culture.
Aujourd’hui, rien n’a changé sinon que tout est pire, et Lévi-Strauss qui a 100 ans dit qu’il lui est indifférent de continuer de vivre dans le monde tel qu’il est devenu.
Alors, et le développement durable, et le respect de la nature : ça ne sert à rien ?
Même si ce souci est bien dans la perspective ouverte par notre anthropologue – entropologue (1) – en 1955, l’oubli des civilisations et la mondialisation de la culture reste bien d’actualité.
Or c’est bien de cela que nous parle Lévi-Strauss : chaque communication entre les cultures réduit l’écart entre elles, par invasion ou par métissage, et donc efface leurs différences – en Amazonie aussi on porte des tee-shirts siglés Coca-Cola. Là est l’entropie culturelle.
Le Brésil a instauré, justement en Amazonie, des réserves indigènes dans les quelles les étrangers sont interdits : à chaque machette donnée à un indien, correspond un savoir faire de la pierre taillée qui disparaît.
Et l’ironie est que les anthropologues n’ont fait que précipiter le mouvement.
Car ce n’est pas seulement la technique de nos civilisations modernes qui est corruptrice pour les sociétés indigènes ; ce sont aussi les langues étrangères, de même que la science et l’organisation politique. C’est Margaret Mead, je crois, qui explique qu’en Océanie, une société des coupeurs de têtes avait comme rite initiatique pour les jeunes guerriers de rapporter une tête coupée sur un ennemi lors d’un combat. Le jour où l’Etat central a interdit cette pratique, la société en question a cessé d’exister, car elle était dans l’impossibilité de se renouveler. Je sais bien que cette pratique barbare – et beaucoup d’autres – ont du mal à être admises.
Mais au moins sachons que l’effacement des cultures est le prix à payer pour imposer les droits de l’homme à la surface de la terre (et je ne parle même pas du « progrès » sous toutes ses formes).
(1) Le jeu de mot implique l’entropie. Disons que l’entropie désigne ici l’espèce d’érosion qui vient à combler l’écart entre les cultures comme elle nivelle les montagnes et les vallées.
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Annexe
« Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les moeurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l'effort de l'homme - même condamné - soit de s'opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d'un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu'il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu'à l'invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu - et sauf quand il se reproduit lui-même -, l'homme n'a rien fait d'autre qu'allégrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d'intégration. Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs; mais, quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines destinées à produire de l'inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevés que la quantité d'organisation qu'ils impliquent. Quant aux créations de l'esprit humain, leur sens n'existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu'il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tentés de voir la chance qu'a notre univers de survivre, si sa fonction n'était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c'est-à-dire de l'inertie. Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d'information, donc une organisation plus grande. Plutôt qu'anthropologie, il faudrait écrire ''entropologie'' le nom d'une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. »
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