Il semble que la philosophie ne voyage point, aussi celle de chaque peuple est-elle peu propre pour un autre
Rousseau – Discours sur l’origine de l’inégalité (note 10)
« La philosophie ne voyage point » : entendez que chaque peuple considère la sienne comme valable pour l’humanité entière.
Et Rousseau d’ajouter (cf. infra) que le philosophe qui voyage croit retrouver partout les mêmes hommes, avec les mêmes coutumes, ayant les mêmes soucis et ayant trouvé les mêmes solutions. A quoi bon étudier l’homme exotique s’il est partout le même qu’ici – et si les différences ne sont que des dégénérescences ? Voilà une bonne raison selon Rousseau pour condamner la philosophie.
On comprend que Lévi-Strauss, ait tressé des couronnes de laurier à Rousseau et voué Diderot aux gémonies (1).
Laissons de côté le débat Rousseau/Diderot : Lévi-Strauss a-t-il fait autre chose que chercher à retrouver le socle uniforme à partir du quel l’humanité a bâtit ses coutumes et ses cultures ? Qu’est-ce donc que la « structure » (en tant que jeu d’oppositions) sinon précisément ce qui se retrouve partout, à l’identique ?
Mais plutôt que de chercher la contradiction essayons de comprendre la vérité qui s’en dégage. L’essentiel pour Lévi-Strauss n’est pas de retrouver ce qui unit les hommes, mais bien ce qui les différencie, c'est-à-dire leurs différentes cultures, qui s’expriment par leurs langages, leurs mythes, leurs façons de cuisiner ou de s’habiller spécifiques à chacune. Dans ce domaine, ce qui est constant sert seulement à assurer la communauté de nature (quelque chose comme le patrimoine génétique de l’espèce).
Or, voilà que la mondialisation, en dehors de ses ravages économiques et écologiques, se caractérise aussi par des ravages irréversibles dans la diversité culturelle. Au moment où l’on prétend préserver la diversité biologique et zoologique, on laisse dépérir les derniers représentants des peuples « premiers ». Ou plutôt, on a laissé dépérir.
Car maintenant il n’y a plus grand-chose à perdre ; les derniers indiens d’Amazonie ont déjà enfilé leur tee-shirt Coca-cola.
Oui, c’est maintenant qu’il n’est plus utile de voyager : c’est maintenant qu’on pourrait écrire, comme Lévi-Strauss, qu’il faut haïr les voyages et les explorateurs,
(1) A cause de sa description des Tahitiens du Supplément au voyage de Bougainville.
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Annexe
Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l'Europe inondent les autres parties du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis persuadé que nous ne connaissons d'hommes que les seuls Européens ; encore paraît-il aux préjugés ridicules qui ne sont pas éteints, même parmi les gens de lettres, que chacun ne fait guère sous le nom pompeux d'étude de l'homme, que celle des hommes de son pays. Les particuliers ont beau aller et venir, il semble que la philosophie ne voyage point, aussi celle de chaque peuple est-elle peu propre pour un autre. La cause de ceci est manifeste, au moins pour les contrées éloignées. Il n'y a guère que quatre sortes d'hommes qui fassent des voyages de long cours : les marins, les marchands, les soldats, et les missionnaires. Or on ne doit guère s'attendre que les trois premières classes fournissent de bons observateurs, et quant à ceux de la quatrième, occupés de la vocation sublime qui les appelle, quand ils ne seraient pas sujets à des préjugés d'état comme tous les autres, on doit croire qu'ils ne se livreraient pas volontiers à des recherches qui paraissent de pure curiosité... On n'ouvre pas un livre de voyage où l'on ne trouve des descriptions de caractères et de mœurs ; mais on est tout étonné d'y voir que ces gens qui ont décrit tant de choses, n'ont dit que ce que chacun savait déjà, n'ont su apercevoir à l'autre bout du monde que ce qu'il n'eût tenu qu'à eux de remarquer sans sortir de leur rue, et que ces traits vrais qui distinguent les nations, et qui frappent les yeux faits pour voir, ont presque toujours échappé aux leurs. De là est venu ce bel adage de morale, si rebattu par la tourbe philosophesque, que les hommes sont partout les mêmes, qu'ayant partout les mêmes passions et les mêmes vices, il est assez inutile de chercher à caractériser les différents peuples ; ce qui est à peu près aussi bien raisonner que si l'on disait qu'on ne saurait distinguer Pierre d'avec Jacques, parce qu'ils ont tous deux un nez, une bouche et des yeux."
Rousseau – Discours sur l’origine de l’inégalité (note 10)
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