Hannah Arendt - La crise de la culture
Aujourd’hui, on n’éduque plus, on forme. Il n’y a plus d’enseignants, mais des formateurs. On veut, par un utilitarisme obsessionnel, que les enfants apprennent à l’école un métier, ou bien on leur met dans la tête tout ce qu’il faut savoir pour vivre avec leurs voisins de pallier ; ils deviennent alors des « citoyens ». Provenant de l’idéologie capitaliste, c’est le retour sur investissement qui indique la voie à suivre en pédagogie : j’apprends, oui, mais à condition que ça me serve à quelque chose, tout de suite, que je voie clairement quel parti je pourrais en tirer. Tel est le discours de l’élève, de ses parents, des pédagogues. Un exemple ? Connaissez-vous la pédagogie par objectif ? Dans les programmes de l’enseignement technique, chaque item de celui-ci doit correspondre à une opération ou une fonction appartenant au domaine professionnel. Tout le monde est d’accord là dessus.
…Tout le monde, sauf une irréductible philosophe, ancrée dans la culture grecque ; j’ai nommé Hannah Arendt. Son argument est massif. Savez-vous dans quel monde vont vivre les enfants que vous prétendez former ? Le monde dans le quel nous vivons ne peut nous servir de demeure [que] pour un temps limité : ce que sait le père ne servira pas au fils (voir message du 12 septembre). J’ai connu l’époque où mes élèves secrétaires apprenaient bien péniblement la sténo…(1) Pour leurs profs (de sténo), rien n’était plus important que ça, et mes élèves étaient terrorisées par l’examen : depuis ça a fait pschitt…
Alors les obsédés de la formation contre attaquent : il faut, disent-ils, apprendre toute sa vie. Le métier qu’on a appris devra être réappris dans 10 ans ; après la sténo, il faut maîtriser le clavier et puis l’ordinateur.
Que nous dit Hannah Arendt ? Que nous devons admettre ce potentiel de changement, parce qu’il vient justement de nos enfants. Mais pour que ce potentiel ne soit pas stérilisé, il faut que l’éducation cultive ces facultés, quelle les mette en état de produire du neuf pour un monde qui ne sera plus le nôtre. Bref, il faut qu’elle soit conservatrice!
Vous avez déjà compris : être conservateur dans le domaine de l’éducation, c’est transmettre les savoirs qui cultivent l’homme dans son essence et non les savoir faire qui l’adaptent à ce qui demain ne sera plus.
(1) Elle apprenaient aussi à se maquiller et à se fringuer pour être séduisantes. Mais ça, ça n’a pas changé.
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