Arbeit macht frei
Devise inscrite au-dessus du portail d'Auschwitz (1)
On a tout dit sur le cynisme de cette formule inscrite au-dessus du portail d’Auschwitz-1, oubliant parfois qu’il s’agit du camp de travail et non de la partie du camp consacrée à l’extermination.
La finalité du travail a été depuis les grecs un sujet de débat, et on voit aujourd’hui encore qui celui-ci n’est pas épuisé. Le travail n’est-il qu’une activité d’esclave, ou bien faut-il y voir l’émancipation de l’homme par rapport à la nature et par rapport à la société ?
On connaît l’opinion d’Aristote sur le sujet : la seule activité libre est celle qui porte en elle-même son propre but ; elle ne peut donc être qu’une activité de loisir, puisque le travail résulte de l’obligation où sont les hommes de satisfaire leurs besoins, ce en quoi ils ne sont rien de plus que les animaux, soumis à des contraintes naturelles : impossible de s’émanciper par rapport à la nature. Le déménageur a de gros biceps parce qu’il porte des pianos sur son dos afin de gagner sa vie ; ordre de la contrainte. Le bodybuilder a de gros biceps parce qu’il soulève des haltères afin de développer ses muscles ; ordre de la liberté. Même Hésiode qui, bien avant Aristote, fait la louange du travail, prouvant ainsi la fausseté de la thèse selon la quelle les grecs, dans leur ensemble, auraient considéré celui-ci comme une malédiction, même lui, donc, faisait de celui-ci un moyen d’existence plus honorable que la dépendance de l’oisif : il s’agit cette fois d’une émancipation par rapport à la société. Mais ce n’est sûrement pas le moyen de s’accomplir en tant qu’être humain.
Aujourd’hui, le débat reste comme je le disais ouvert, du moins pour ceux qui ont encore le souci de débattre. Mais le problème s’est déplacé. Jusqu’à la fin de l’ancien régime le travail productif (ouvriers et paysans) était considéré comme indigne de la noblesse, et donc comme un indice de servitude, ce qui signifiait qu’il fallait le considérer dans son ensemble, que le travail devait être conceptualisé comme un tout.
Aujourd’hui, en revanche, on ne considère plus aujourd’hui le travail comme une réalité à part entière, on ne le conceptualise plus. On ne dit plus : « LE travail c’est… » ; on dirait plutôt : « MON travail c’est… ». Autrement dit, on n’en est plus à la dénonciation du travail, mais - s’il faut dénoncer - à celle des conditions de travail.
Vérification : les 35 heures qui ont opposé la quantité de travail (durée) avec sa qualité (flexibilité) : il s’agit bien, non pas du travail dans l’absolu, mais de ses conditions.
(1) Il semble que ce genre d’inscription était courant à l’époque et puisqu’à Buchenwald on trouvait la devise suivante : « Jedem das Seine », c’est à dire « à chacun son dû », paraphrase de Matthieu 22, 12-15 : « Rendez à César ce qui est à César ». Paraphrase familière aux allemands, ainsi qu’en témoigne la cantate de Bach : BWV 163, du 24 Novembre 1715.
3 comments:
Si on en croit les mémoires de Rudolph Hoess (le premier commandant du camp d'Auschwitz), c'est lui qui, de sa propre initiative, a fait placer cette inscription sur le portail. Et plus qu'un acte cynique, il semblerait qu'il s'agisse d'une sorte d'acte de foi (Hoess considérant que le travail était une valeur fondamentale, seul le travail permettant à l'homme de s'accomplir) ; autrement dit, on aurait affaire plus à de la bêtise qu'à de la méchanceté pure et simple (bien sûr, tout ceci est à prendre avec précaution).
Pierre-Jean
Merci de la précision.
Il est en effet important de souligner que cette formule fait sens justement parce qu'elle est sincère et non l'effet d'une intention perverse.
J'ai mis un extrait des mémoires de Hoess sur le site académique. Dans la rubrique "Travail", "Réalisation de la personne" (extrait qui peut donner l'état d'esprit de Hoess à l'égard du travail).
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