Comme ceux qui achètent d'abord à crédit, puis, après s'inquiètent de la somme qu'il faut pour solder leur dette ; paraître avant que d'être, c'est s'endetter envers le monde extérieur.
Gide Journal 1889-1939 (7 août 1891)
Commentaire I
« …ceux qui achètent d'abord à crédit, […] après s'inquiètent de la somme qu'il faut pour solder leur dette. »
On le devine, cette citation qui n’est pas essentiellement orientée vers la dette, prend une signification particulière dans le contexte actuel de la dette grecque.
S’il est nécessaire de mentionner sur les publicités vantant les crédits à la consommation que toute dette doive être remboursée c’est que le crédit à ceci de perfide qu’il nous décharge illusoirement du souci du prix. Voilà pourquoi Gide nous explique qu’il faut savoir que l’achat signifie toujours « somme à payer ». Les malheureux grecs découvrent que s’ils ont été capables de consommer, en revanche ils ne sont pas capables de payer : c’est peut-être qu’ils ne se soucient de solder leur dette que maintenant, quand ils ont depuis longtemps oublié la saveur de ce qu’ils ont consommé grâce à leurs emprunts…
Stop ! Gide nous fait dire des bêtises ! Il fait comme si en empruntant on savait combien on aurait à payer, c’est à dire comme s’il y avait équivalence entre la somme empruntée et la somme remboursée. C’est qu’il ignorait l’existence des agences de notations et des mécanismes de la finance : une dette peut augmenter encore et encore, et cela par le « miracle » du refinancement qui fait que si vous avez emprunté 100 euros à 4%, vous arrivez à peine 6 mois plus tard à payer les intérêts qui entre temps ont grimpé à 10 % – voire 15 ou 20...
Et si vous ne remboursez pas l’huissier va venir chez vous et vendre aux enchères vos aéroports, le Parthénon – et l’Acropole avec.
Commentaire II
« …paraître avant […] d'être, c'est s'endetter envers le monde extérieur. »
Belle formule, n’est-ce pas, surtout quand on la lit dans la perspective de l’analogie avec la dette que nous venons de commenter.
Mais l’idée qui se révèle ici est peut-être un peu plus surprenante qu’il n’y parait de prime abord.
- Certes il s’agit déjà de nous avertir de rester modestes et de ne pas chercher à paraître ce qu’on n’est pas sous peine de démenti humiliant. C’est que, quoiqu’il arrive, le paraître devra toujours ou bien disparaître, ou bien devenir de l’être. On ne peut tromper le monde indéfiniment, on ne peut faire éternellement semblant d’être (sportif, artiste, séducteur ou poète...) : viendra toujours le moment où la supercherie sera éventée, le moment où il faudra devenir réellement ce qu’on avait seulement fait semblant d’être.
Comme le dit la formule : Hic Rhodus, hic salta (1). Pas d’échappatoire ! (2)
- Mais aussi et surtout on comprend que ce qui compte, ce n’est pas le paraitre, mais bien ce qu’il y a derrière – c’est-à-dire l’être. Tout est dans l’être : celui qui ne fait que paraitre n’est rien d’autre qu’un comédien, et encore : le comédien est authentiquement comédien, il s’applique à mieux jouer de jour en jour son rôle – là est sa gloire.
Par contre, si je me prétends philosophe – ou médecin – et que je ne le sois pas, je ne suis rien – sauf un menteur.
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(1) C’est une anecdote venue de l’antiquité : à Athènes, un homme se vantait d’avoir, du temps où il était à Rhodes, réalisé un bond stupéfiant. Son interlocuteur lui répond : « Hé bien, fais comme si nous étions à Rhodes et refais cet exploit – Hic Rhodus, hic salta »
(2) Pas d’échappatoire… Si tout de même : il est possible de changer de « paraitre » dès qu’on sent venir le moment du démenti : continuer à mentir, mais autrement. A moins qu’on ne préfère continuer de la même façon, mais avec d’autres gens.
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