Le mourant est dans la situation d'un homme qui sort de chez soi sans la clef et ne peut plus rentrer parce que la porte fermée ne s'ouvre que du dedans.
Vladimir Jankélévitch - La mort
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Commentaire 1
- Mimine, tu m’entends ? Oh ! Mimine ! Ouvre-moi la porte, j’y arrive pas.
- Tais-toi ivrogne, tu as encore perdu ta clé dans ta saoulerie.
- Ouvre-moi s’il te plaît, je suis enfermé dehors.
- T’ouvrir ? Sûrement pas ! Va dessouler ailleurs et ne reviens qu’après..… Et puis, tiens, tant que t’y es, ne reviens jamais, ça sera bien mieux.
- OUVRE-MOI, VITE !
- Inutile de crier comme ça, tu vas ameuter les voisins, ils vont encore appeler la police.
- Ouvre s’il te plait, Mimine, il pleut maintenant, j’ai froid…
- Ah Ah ! Il pleut… Monsieur l’ivrogne a peur de l’eau on dirait ! Bien fait pour toi, reste-y.
- J’ai froid je te dis, si je reste là je vais attraper mal.
- « Attraper mal » ! Pas possible, il y a un Dieu pour les ivrognes, comme l’autre fois que tu as failli rouler sous les roues du camion.
- Arrête, je te promets de plus recommencer, c’est la dernière fois que je sors avec mes copains du foot.
- Je te crois pas, à chaque fois c’est la même chose, c’est des promesses d’ivrogne.
- Oh làlà qu’est-ce qu’il pleut. Et en plus, il y a du vent, je grelotte. Ouvre vite sinon je vais y rester.
- Crève donc !
Commentaire 2
Le mourant est un vivant qui n’habite plus dans sa maison. Il est dans ce « no-man’s land » que constitue l’en-deça de la mort, ce moment où l’être vivant se détache du monde et des relations humaines qui le constituent.
C’est Heidegger (1) qui a conceptualisé l’appartenance au monde par le terme d’habiter (bauen) : « Habiter est la manière dont les mortels sont sur terre », ce qui suppose qu’on n’habite que l’édifice que nous avons construit, que nous avons fait croître et au quel nous prodiguons nos soins.
Le mourant est donc celui qui ne peut plus contribuer à cette croissance, qui se trouve en quelque sorte « exproprié » de son domicile, qui lui devient étranger parce qu’avec la disparition de ses forces vitales, s’évanouit l’existence active qui l’unissait aux autres et au monde familier qu’il partageait avec eux.
Mais en même temps, on n’en est encore qu’à l’en-deça de la mort, puisque la parole et la pensée étant encore disponibles, il est possible d’être conscient de sa situation et de la communiquer aux autres. La mort est ainsi l’exclusion de la vie, un peu comme une expulsion. Voilà pourquoi les consolations épicuriennes (du genre « la mort n’est pas redoutable parce qu’elle n’est que le néant ») restent sans portée. Avant la mort, il y a le sentiment d’expulsion irréversible du monde des vivants, dont pourtant on sent encore la chaleur, accroissant ainsi la conscience de cette déréliction.
Mais quand commence-t-on à être un mourant ? Ne serait-ce pas dès qu’on ressent cette exclusion ? Et vous-même….
… vous criez « Stop ! » parce que vous trouvez ça déprimant ? Tant pis pour vous je vous avais prévenu ; mon « Commentaire 2 », il fallait pas le lire.
(1) La référence à Heidegger à propos d’une citation de Jankélévitch surprendra ceux qui savent qu’il avait jeté l’interdit sur Heidegger dans le Département de morale qu’il dirigeait à la Sorbonne. Elle ne surprendra pas ceux qui, ayant lu son œuvre auront constaté qu’il utilise fréquemment cette philosophie, sans la nommer (en particulier, justement dans son ouvrage sur La mort)
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