L’homme est tellement au-dessus de ce qu’il fait ; gardons-lui cette place."
Alain, Propos, 27 décembre 1934, Pléiade, t. I, p. 1239-1241 (1)
Nous retrouvons Kévin, qui retape sa terminale. Il vient de demander un entretien à son professeur principal.
- Bonjour Madame Lemercier.
- Bonjour Kévin. Tu veux me parler ?
- Oui.
- Tu veux qu’on parle du dernier D.S., celui où tu as eu 5 alors qu’on l’avait préparé la veille en classe ?
- Non Madame Lemercier. Là j’étais mal, j’avais pas trop dormi la veille.
Je voudrais vous voir pour mon orientation pour l’an prochain.
- L’an prochain ? Mais c’est déjà fait, tu as déjà transmis des vœux et pris des préinscripitions n’est-ce pas ?
- Ouais, mais vous voyez, tout ça, j’y crois pas. On m’a dit de faire un B.T.S. force de vente, parce qu’il y avait des débouchés, mais moi en costard et cravate, à démarcher les hypers avec le p.c. portable, j’y crois pas…
- Vois-tu Kévin, tout ça, ça dépend de toi. Si tu veux faire une école d’ingénieur, tu peux y arriver en passant par la fac. Mais il va falloir travailler plus !
- Ça non plus j’y crois pas. Vous voyez, mon D.S., c’est vrai que j’aurais pas du le foirer. Mais j’arrive pas à me mettre au travail : dès que je suis devant mon bureau, je déprime et alors je pense à autre chose. C’est comme ça que je sors avec mes potes au lieu de bosser. Et à la fac, je suis sûr que ça va être pareil.
- Mais enfin, Kévin, tu dois pouvoir te concentrer sur un travail qui t’intéresse !
- Ouais, ça c’est vrai. L’été dernier, j’ai aidé des amis qui ont un groupe rock à faire une tournée dans les discothèques du coin. Là, je crois que je pourrais faire ça.
- Faire quoi ?
- Organiser des tournées.
…Savez si y a un B.T.S. d’organisateur de concerts rocks ?
(1) Superbe texte, que je n’ai pas suffisamment exploité. Pour me faire pardonner, le voici sans coupure. Et pour ceux qui en demandent plus voici un recueil des Propos où on peut le retrouver (téléchargeable ici. Au format Word, c’est p. 145)
Maintenant j'ai à dire encore qu'il ne faut pas orienter l'instruction d'après les signes d'une vocation. D'abord parce que les préférences peuvent tromper. Et aussi parce qu'il est toujours bon de s'instruire de ce qu'on n'aime pas savoir. Donc contrariez les goûts, d'abord et longtemps. Celui-là n'aime que les sciences ; qu'il travaille donc l'histoire, le droit, les belles-lettres ; il en a besoin plus qu'un autre. Et au contraire, le poète, je le pousse aux mathématiques et aux tâches manuelles. Car tout homme doit être pris premièrement comme un génie universel ; ou alors il ne faut même pas parler d'instruction ; parlons d'apprentissage. Et je suis sûr que le rappel, même rude, à la vocation universelle de juger, de gouverner et d'inventer, est toujours le meilleur tonique pour un caractère. Cela lui donnera cette précieuse constance qui vient de ce qu'on ne croit jamais avoir mal choisi, et de ce qu'on juge digne de soi de pouvoir beaucoup dans n'importe quel métier. La vie sauvage de la guerre a révélé à beaucoup d'hommes qu'ils étaient prêts à toute action ; tel sans-filiste, nature d'ajusteur, a appris l'anglais et l'allemand, sans compter le bon français. Je voudrais dire que ces aventures, qui élargissent le métier, élargissent l'âme aussi, et donnent du paysage à la connaissance de soi. Avoir de l'âme, c’est peut-être s'échapper en des métiers possibles, de façon à juger de haut le métier réel. L'homme est tellement au-dessus de ce qu'il fait ; gardons-lui cette place.
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