Le comédien, lorsqu'il a fini de travailler, redevient un homme comme les autres ; alors que l'acteur "se joue lui-même" à toutes les secondes.
Jean-Paul Sartre
Il est des mots dont le sens s’est obscurci au point de perdre leur contour et de se confondre avec d’autres mots. Et ainsi de la différence entre l’acteur et le comédien.
Sartre nous le rappelle ici : le comédien « joue » son rôle ; l’acteur « se joue » à travers son rôle.
Autrement dit, si le comédien investit dans son jeu une technique éventuellement apprise dans des cours d’art dramatique, l’acteur y investit son physique, sa vie, ses « tripes ». Pour le comédien, tout rôle est un rôle de composition ; pour l’acteur, il lui faut se recomposer lui-même pour accéder à certains rôles (1).
Si une femme (par exemple) devient actrice alors il lui faut s’identifier totalement et constamment à l’image qu’elle a produit d’elle, au point de ne plus pouvoir jouer quand l’âge la transforme. L’actrice Brigitte Bardot n’a pas su vieillir à l’écran, à la différence de la comédienne Jeanne Moreau.
L’essentiel est que même si l’acteur n’est guère différent dans la vie et sur la scène, tout le monde n’est pas susceptible de le devenir. C’est que ce n’est pas la même chose de vivre et de jouer sa vie.
Sartre a construit sa théorie de la mauvaise foi là-dessus. L’exemple si connu du garçon de café (2), qui appuie ses gestes, sa démarche, ses attitudes de telles sortes qu’il soit immédiatement identifiable comme tel, et surtout qu’on puisse se dire qu’il est ainsi jusque dans le tréfonds de son être – que chez lui, une fois son service terminé, il prend les mêmes attitudes, la même démarche – sert à illustrer cette volonté de figer son être dans son apparence.
L’homme de mauvaise foi est un acteur qui ne quitterait jamais la scène : il joue à être de part en part, à tout moment, celui qu’il paraît être, pour être d’un bloc, comme le granit est granit au plus profond du rocher. Comme l’anti-sémite de la Question juive.
La différence entre l’acteur et l’homme de la rue est que ce dernier se projette dans différentes possibilités, qu’il est tantôt père, tantôt contribuable, tantôt joueur, tantôt travailleur, etc… (3)
Mais si l’homme de la rue devient acteur, alors c’est l’une de ces possibilités seule qui survit.
Si être libre c’est s’inventer à chaque instant, alors l’homme qui joue sa vie comme un rôle nie sa propre liberté. C’est là sa mauvaise foi.
C’est très exactement ce qu’on appelle une aliénation.
(1) Certains acteurs frôlent la folie à incarner des personnages extrêmes, comme Björk dans dancer in the dark.
(2) Dans l’Etre et le néant – voir ceci
(3) Voir là-dessus le joli texte de Virginia Woolf, cité en annexe au Post du 28 février 2009
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