Une fois rien, c'est rien ; deux fois rien, ce n'est pas beaucoup, mais pour trois fois rien, on peut déjà s'acheter quelque chose…
Raymond Devos – Parler pour ne rien dire
Béni soit donc le je-ne-sais-quoi qui fait de la lettre morte un esprit vivant ; béni le presque-rien qui fait quelque chose de rien ; et béni enfin le charme sans lequel les choses ne seraient pas ce qu'elles sont.
Vladimir Jankélévitch
Cette citation me sert à introduire la vidéo de Jankélévitch sur le plateau d’Apostrophe le 18 janvier 1980.
On a dit et re-dit que l’émission de Bernard Pivot serait impossible à faire en « prime time » maintenant. Voyez cette vidéo d’archive, et dites moi si on trouverait encore aujourd’hui une émission de télé où on donnerait à quelqu’un comme Jankélévitch le temps de répondre ne serait-ce qu’à une seule des questions qu’on lui pose ?
Occasion aussi de revoir celui qu’on appelait familièrement Janké, et dont il faut entendre la voix pour mieux apprécier les écrits.
Le je-ne-sais-quoi : ce qui existe et dont on ne peut rien dire – comme le charme par exemple (ce je-ne-sais-quoi de la femme charmante).
Le presque-rien : ce qui arrache au néant ce qui semblait y être enfoncé.
Pour trois fois rien… Raymond Devos à son tour entre dans la logique un peu folle (parce qu’à la limite de la rationalité) de l’impondérable-indicible. Mais surtout il fait fonctionner le système.
Pourtant on hésite un peu : avec trois fois rien, ou avec presque rien, peut-on faire quelque chose ? S’agit-il d’une affirmation sérieuse ? N’avons-nous pas affaire à un jeu de langage, ou bien à des formules rhétoriques, brillantes, mais creuses ? Bref : le philosophe a-t-il quelque chose de plus à dire que l’amuseur ?
En vérité, tout cela n’a de sens que si on se souvient que Jankélévitch est un disciple de Bergson, et que la philosophie bergsonienne est une philosophie du devenir. Tout est en mouvement, le présent est lié au passé et à l’avenir avec les quels il forme une nappe continue. Ce que j’appelle le « rien » ou le « presque-rien » est au minimum un pont qui relie passé et avenir. C’est un moment – un « instant » - qui n’existe comme tel que par une illusion d’optique qui me fait prendre ce qui est en devenir pour quelque chose d’isolé et d’immobile.
Exemple ? La graine n’est un presque-rien que si j’oublie qu’elle est porteuse des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches (1).
Et le charme direz-vous ? N’est-il pas tout entier dans l’instant ? Qu’est-ce donc que ce presque-rien qu’on ne saurait dire et qui pourtant nous ravit ?
Là, je crois que c’est au portraitiste qu’il faut demander la solution : le charme n’est pas dans la durée mais dans l’espace, ou si vous préférez dans la profondeur de l’existence qui affleure dans la carnation d’une peau, de la personnalité qui sous-tend l’expression d’un visage.
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(1)…Et voici mon cœur qui ne bat que pour vous… Oui, je sais : mais ça vous ne le direz que si vous offrez vos petites graines à une dame.
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