Friday, May 14, 2010

Citation du 15 mai 2010

Il y a une intelligence qui est miroir seulement. Fidèle à retracer les circonstances de ce qui est. Parfaite pour enseigner et expliquer ; de nul effet pour l'action. Non qu'elle puisse annoncer, d'après l'état actuel, l'état des choses qui suivra ; mais agir d'après cela ce n'est toujours que suivre. Ainsi le docteur en politique nous annonce la guerre ou la disette ; nous ne serons point surpris ; nous aurons nos provisions ou nos chaussures de marche.

Mais, par l'exemple des provisions, on voit déjà en quoi l'intelligence miroir remet l'homme au-dessous d'une bonne machine à prévoir ; car une telle machine ne change pas l'avenir par ses annonces, au lieu que l'homme qui craint la disette et fait des provisions contribue pour sa part à semer l'alarme et aggrave la crise, comme on a vu.

Alain – Mars ou la guerre jugée (1921)

Spéculation II

Hier j’ai absous les spéculateurs (1) du péché de manipulation parce que je supposais qu’ils n’étaient que des observateurs éclairés de la situation économique. Alain nous montre quelle était notre erreur : l’homme ne se contente jamais de prévoir ; il veut aussi agir à partir de là.

La question que nous pose la situation économique actuelle est la suivante : prévoir est-il une bonne chose s’il est vrai que les dispositions prises à partir de là peuvent aggraver la crise annoncée ? (2)

Chacun aura sans doute sa réponse à propos de ce qui se passe en ce moment sur les marchés financiers. Je me contenterai d’observer qu’il y a bien des circonstances où nous refuserions de connaître l’avenir, même si cette révélation fournissait les moyens d’en pallier certains effets, dans la mesure où les inconvénients l’emportent largement sur les avantages.

- Est-il bon de prévoir le temps qu’il va faire ? Oui, bien sûr : je vais emporter ou mon parapluie ou mon bermuda selon ce qu’on m’annonce. Mais en même temps, si pour le week-end de l’ascension, on m’annonce un temps pourri, je vais me gâcher la vie : au lieu de me réjouir et de téléphoner à tous mes amis pour qu’ils viennent avec moi à Deauville, je vais me désoler en me voyant déjà recroquevillé sur un lit d’hôtel à contempler la pluie qui bat les carreaux.

- Certains maris (ou les femmes) trompés le diront aussi : plutôt ignorer pourquoi les amis ricanent discrètement quand ils arrivent avec leur traîtresse de compagne que de connaître leur infortune.

- Et que dire de la médecine capable – supposons-le – de prédire notre mort, sa date, l’intensité des souffrances de notre agonie dès lors qu’une maladie bien mortifère se déclenche ? Beaucoup préfèrent ne rien savoir.

- C’est l’Ecclésiaste qu’il appartient de conclure :

celui qui augmente sa science augmente sa douleur. (1, 18)

Entendons : celui qui connaît l’avenir accroît par ses réactions la douleur qu’il devait procurer.


(1) Il s’agit bien sûr de ceux qui se livrent à la spéculation financière.

(2) L’ouvrage d’Alain a été publié en 1921 ; la crise dont il parle est donc probablement en rapport avec la Grande Guerre.

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